Appel à contributions - n°9 Le Maroc et le monde : personnes, idées et objets en circulation depuis et vers le Maroc contemporain (XIXe-XXIe siècles)

Le neuvième numéro de la Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique (RHCA), à paraître en automne 2025, sera consacré au thème « Le Maroc et le monde : personnes, idées et objets en circulation depuis et vers le Maroc contemporain (XIXe-XXIe siècles) », sous la direction de Benjamin Badier (Université Jean Moulin Lyon 3), Yazid Benhadda (University of Exeter), Abdelmounaim Fanidi (EHESS), Othmane Mouyyah (Université Libre de Bruxelles) et Soufiane Taif (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). 

Du fait d’une conception figée de l’État-nation, la question des délimitations frontalières marocaines est depuis l’indépendance une question brûlante, liée aux revendications territoriales du pays. Le Maroc se définirait, à l’intérieur comme à l’extérieur, par des contours nets qui trancheraient entre ce qui serait marocain et ce qui ne le serait pas. Les enjeux actuels influent sur la mémoire historique, et conduisent dans le débat public à des lectures chauvines du passé marocain, repliées sur elles-mêmes. De surcroît, ainsi que le rappelle Jonathan Wyrtzen (2015), la grille de lecture nationale, voire nationaliste, du passé marocain a longtemps été prégnante dans l’historiographie après l’indépendance, tout en participant de la construction identitaire du pays (Laroui, 1977). Le présent appel à articles invite à lire l’histoire récente du Maroc en dépassant le cadre de l’État-nation et des frontières scientifiques qu’il impose pour s’interroger sur les multiples manières dont le Maroc contemporain a aussi été façonné par des circulations entrantes et sortantes, humaines, matérielles et immatérielles, donc par ses liens avec le reste du monde.

Cette approche à la fois connectée et transnationale, sensible aux échelles (J. McDougall, Parks, 2017) a jusque-là été peu mobilisée pour le Maroc contemporain. Les connaissances sur ce dernier ont néanmoins profité d’approches comparatistes, en particulier avec le protectorat tunisien pour ce qui est de la période coloniale (Ikeda, 2015 ; Perrier, 2023). Partant d’une perspective transnationale, David Stenner (2019) a quant à lui montré combien l’indépendance du Maroc s’était aussi construite par la mobilisation d’acteurs marocains et internationaux hors du pays. Plusieurs travaux de thèses récents, achevés ou en cours, témoignent par ailleurs d’un intérêt croissant pour un décloisonnement des recherches sur le Maroc, mais aussi sur l’utilité d’élargir les perspectives historiographiques vers l’histoire globale ou l’histoire impériale. Fait remarquable et bienvenu, l’histoire du Maroc n’est plus l’apanage des chercheurs marocains et encore moins celui des chercheurs français. De nombreux autres spécialistes, notamment anglophones, s’intéressent désormais au pays et contribuent ainsi à diversifier les approches et les points de vue. Cependant, ces efforts restent épars et les recherches sur le Maroc passent souvent inaperçues pour ceux qui n’en sont pas spécialistes. Il y a donc une nécessité intellectuelle et scientifique à désenclaver les recherches sur l’histoire du pays, d’où l’intérêt d’une histoire connectée du Maroc contemporain.

La majorité des travaux sur l’histoire contemporaine du Maroc se penchent pourtant déjà sur les liens du pays avec l’extérieur, puisqu’ils concernent la période coloniale. Mais ces connexions se réduisent à la présence coloniale dans le pays, et parfois à l’envoi de Marocains en métropole (Maghraoui, 2014). L’attention est placée sur les politiques coloniales plutôt que sur les connexions internationales, ce qui peut conduire à une histoire française ou espagnole du Maroc. La période coloniale doit bien évidemment être prise en compte, mais il convient aussi de regarder en amont et en aval pour sortir du seul dialogue entre le Maroc d’un côté, l’Espagne et la France de l’autre, et ne pas tout résumer au colonial (Grangaud, Oualdi, 2014 ; Lefebvre, Oualdi, 2017). L’un des mythes tenaces attachés à l’histoire du Maroc, et que l’on retrouve dans les contours de l’historiographie, est sa réputation d’hermétisme et d’autarcie, avant que l’impérialisme européen ne le contraigne linéairement au cours d’un long XIXe siècle à l’ouverture économique (Miège, 1963), à la réforme (Simou, 1995), puis aux tractations diplomatiques, jusqu’à l’établissement du protectorat franco-espagnol (1912-1956). Si le degré d’ouverture du Maroc au monde doit pour chaque période être estimé à sa juste mesure, le mythe de l’autarcie, vis-à-vis de l’Empire ottoman (El Moudden, 2007), de l’espace méditerranéen ou de l’Europe doit être interrogé. Des circulations dans un sens comme dans l’autre ont toujours existé à différentes échelles, notamment individuelles, y compris pour la période moderne, comme l’a montré Yassir Benhima (2014) dans son plaidoyer pour la prise en compte du Maroc par l’histoire connectée. Sans s’en tenir à la seule question de l’impérialisme européen, le XIXe siècle peut être appréhendé comme un moment d’accélération de la mise en relation de l’Empire chérifien avec de nombreux autres espaces, dans le cadre d’un processus de mondialisation plus large. À l’autre bout du Protectorat, la période de l’après-indépendance reste un parent pauvre de l’histoire du Maroc, mais profiterait grandement de travaux liant le Maroc à d’autres territoires. Certains phénomènes très contemporains, comme les migrations, depuis et vers le Maroc, les mutations religieuses ou la libéralisation de l’économie (Hibou, Tozy, 2020) pourraient ainsi être mis en perspective. Les réflexions réunies dans ce dossier permettront de réfléchir aux moments de plus grande fermeture ou au contraire de plus grande ouverture du pays, à l’instar dans ce dernier cas de la guerre du Rif comme l’a illustré un récent colloque (Dusserre, Marly, 2023).

Étudier les circulations depuis et vers le Maroc permet également un décloisonnement spatial de l’histoire du pays, en permettant de réfléchir aux différentes échelles dans lesquels il s’inscrit, le monde arabe, le monde musulman, l’Afrique, la Méditerranée, ainsi que l’échelle globale. De la même façon que l’histoire contemporaine du Maroc ne doit pas être réduite à sa phase coloniale, les circulations avec les (anciennes) métropoles et l’Europe ne doivent pas seules être prises en compte. L’intérêt d’une approche connectée est au contraire de porter le regard vers des circulations transversales, peu explorées et parfois inattendues qui permettent de décaler le regard. Ce sont des connexions avec les États-Unis, les pays du bloc afro-asiatique durant la phase de décolonisation, le Vietnam dans le cas de soldats marocains de l’armée française (Delanoë, Grillot, 2021), Israël ou encore l’Amérique latine pour certains juifs marocains (Moreno, 2016). La perspective impériale invite à étudier les relations avec d’autres possessions coloniales françaises, comme avec l’Algérie voisine (Aziza, 2012 ; Andersen, 2020). En lien avec la ligne éditoriale de la RHCA, les circulations vers et depuis les autres pays d’Afrique feront l’objet d’une attention particulière, qu’il s’agisse des tirailleurs sénégalais employés dans le maintien de l’ordre colonial au Maroc, de la politique africaine du Maroc, ou de l’historique des migrations subsahariennes dans le pays (Scheele, McDougall, 2012). L’appel est donc ouvert à tous ceux qui ont pu croiser dans leurs sources des acteurs, des idées ou des objets liés au Maroc à un endroit ou à un autre du globe.

Les circulations, humaines, matérielles ou immatérielles, licites ou illicites, libres ou contrôlées, doivent être envisagées le plus concrètement possible, avec une attention particulière à leur géographie, aux routes et formes de mobilités, ainsi qu’aux points de passage et aux carrefours, comme Casablanca ou Tanger, mais aussi Le Caire ou Bruxelles. Cette approche multisituée, incarnée et matérielle, doit éviter de faire disparaître l’objet de recherche « Maroc » sous un ensemble de circulations hors-sol. Il s’agit également de ne pas considérer que tout est en mouvement, mais d’apprécier ce qui l’est. En invitant à prendre en considération les connexions dans l’analyse historique, l’idée est de considérer le Maroc autant comme un point de départ que comme un point d’arrivée — mais aussi comme un point de passage —, afin de mesurer l’influence de ces circulations sur le pays, sur sa vie politique et sa vie quotidienne. Comment, par exemple, ces circulations et connexions ont-elles contribué à dessiner son territoire et ses frontières, jusque dans les revendications sahariennes ? Comment ont-elles aussi participé à la définition d’une certaine marocanité, y compris du point de vue racial (E. A. McDougall, Nouhi, 2020 ; Mateo Dieste, 2023), en traçant les limites de l’altérité et de ce qui est considéré comme étranger ? Et surtout comment ont-elles permis dans le même temps d’outrepasser ces mêmes frontières ? En bref, il s’agit d’estimer dans quelle mesure ces circulations contribuent à faire le Maroc tel qu’il est.

Axe 1. Circulations individuelles et collectives

Le premier axe s’intéresse aux acteurs des circulations, que celles-ci soient individuelles (Zemon Davis, 2007) ou collectives (Maghraoui, 2014), celles de personnalités bien identifiées ou au contraire de subalternes tels que les esclaves et les domestiques. Les motifs de ces déplacements organisés ou informels, voire illégaux, sont multiples et concernent aussi bien des ouvriers que des soldats, des sportifs ou des artistes. Ils sont parfois contraints, comme dans le cas des militants exilés sous le Protectorat ou sous la monarchie indépendante. Le séjour à l’étranger peut être pensé comme un atout social (Vermeren, 2002), tout en permettant l’émergence de nouveaux espaces de contestation (Ageron, 1983 ; Bouaziz, Denglos, 2022). Les représentants des élites marocaines qui quittent temporairement l’Empire chérifien au XIXe siècle pour des missions commerciales ou diplomatiques ne circulent pas de la même façon que les travailleurs d’origine rurale qui émigrent hors du Maroc au XXe siècle, durant comme après le Protectorat, et qui s’installent parfois définitivement à l’étranger. Ces femmes et ces hommes pourront être étudiés à la fois comme immigrés et comme émigrés, questionnant autant leur intégration dans les sociétés d’accueil que les liens qu’ils conservent avec leur pays d’origine (Lacroix, 2013). 

Le territoire marocain constitue aussi une destination privilégiée pour des acteurs venus du monde entier. La longue histoire des voyages au Maroc, des explorateurs solitaires (Dusserre, 2013) au tourisme colonial puis au tourisme de masse est à ce titre intéressante. Si le profil des savants qui ont participé à la colonisation (Messaoudi, 2015) ou des notables du protectorat (Lambert, 2009) est connu, l’expérience des colons espagnols, français ou autres reste largement à explorer, de même que celle des coopérants après l’indépendance. Quelle est leur expérience du Maroc, et quels souvenirs peuvent-ils en garder ? Quelles ont été leurs relations avec les populations marocaines, entre domination et interactions, y compris intimes (Mateo Dieste, Garcia, 2020 ; Wright, 2020 ; Therrien, Phipps, 2023) ?

Que la mobilité ait été le fait de Marocains ou d’étrangers, elle offre un regard porteur de sens sur l’histoire marocaine. Ces circulations multiples, notamment analysées selon une approche microhistorique, permettent d’étudier des seuils et d’éclairer en retour le fonctionnement concret des sociétés précoloniales, coloniales et postcoloniales. La distinction entre Marocains et étrangers permet de revenir sur les statuts politiques et juridiques (Kenbib, 1996 ; dans le cas de la Tunisie : Lewis, 2014), et les façons dont ces catégories sont parfois subverties. La catégorie « Marocain résidant à l’étranger » (MRE) serait particulièrement intéressante à étudier dans la durée, de même que les contours de la « diaspora » marocaine.

Axe 2. Circulation des idées, des savoirs, transferts culturels et intellectuels

Ce deuxième axe revient sur les échanges intellectuels et culturels entre le Maroc et le reste du monde, qu’ils soient politiques, par exemple avec le nationalisme arabe (El Mechat, 2004), religieux (panislamisme, réformisme, islamisme ; Burke 1972 ; Murray-Miller, 2022) ou encore artistiques (Silver, 2022). Ces idées n’existent pas sans des vecteurs concrets, qu’il s’agisse de revues ou de livres, de technologies comme la radio, la télévision ou internet, ou bien de personnes qui circulent, comme des pèlerins (Chantre, 2018), des émigrés ou des militants. Ce sont aussi des productions culturelles, à l’instar des films et séries du Moyen-Orient, qui, sans que les personnes aient besoin de voyager, lient le Maroc à d’autres pays du monde. Transférées au Maroc, les idéologies comme les pratiques artistiques ou culturelles sont adaptées et connaissent des hybridations, par exemple dans la musique (Pasler, 2024).

Le Maroc ne doit pas être seulement pensé comme un récepteur. Il convient aussi de s’intéresser à la façon dont le pays a pu influencer le monde arabe ou encore le reste du continent africain, par exemple dans le cas de l’influence des confréries marocaines en Afrique de l’Ouest (Berriane, 2014 ; Bava, 2021 ; Pettigrew, 2023). L’implication des Marocaines et de Marocains dans des luttes anticoloniales, féministes (Gaul, 2021) ou panafricanistes (Tolan-Szkilnik, 2023) hors du Maroc pourra être mise en avant. Le discours officiel du Maroc à l’étranger, ainsi que l’image de marque qu’il souhaite développer, pourront être mises en relation avec les discours et représentations de la période coloniale (Haine-Dalmais, 2011 ; Lespes, 2017 ; Calderwood, 2018) : quelles images du Maroc circulent dans le monde ?

Axe 3. Objets et pratiques du quotidien

Ce troisième et dernier axe s’intéresse aux objets et à leur circulation, afin d’insérer le Maroc aussi bien dans le cadre colonial et impérial (Soubrier, 2022) que dans la mondialisation. Il peut s’agir d’objets uniques comme des œuvres d’art pour musées (selon un modèle importé sous le Protectorat ; Aoudia, 2018) ou des restes humains (pensons au sort compliqué des cendres de Lyautey). Il peut aussi s’agir d’objets produits en grand nombre, dans l’artisanat comme l’industrie. Comment des objets de loisir, des outils, des technologies ou encore des pratiques vestimentaires venus de l’extérieur s’insèrent-ils, au XIXe siècle, après le débarquement allié de 1942 ou à la fin du XXe siècle, dans le quotidien des élites ou du peuple marocain ? Dans quelle mesure le Maroc est-il client et fournisseur du grand « magasin du monde » (Singaravélou, Venayre, 2018) ? Comment certains produits manufacturés issus de son artisanat, les tapis, les caftans, la bien nommée maroquinerie, mais aussi la gastronomie (Caquel, 2018) sont-ils devenus, parfois de façon stéréotypée, des éléments indissociables du Maroc à l’étranger et comment, en retour, sont-ils parfois devenus des marqueurs identitaires, jalousement protégés ? Ces objets suscitent parfois des tensions, lorsque, loin d’une fascination unanime pour ce qui est identifié comme occidental, leur adoption dans le quotidien marocain provoque des débats, ou dans le cas d’objets disputés, comme les « Papiers d’Abdelkrim » (Marly, 2023). En contexte postcolonial, la circulation des archives, considérées à la fois dans leur aspect documentaire et matériel, est par ailleurs un sujet en soi (Delmas, 2022).

Articles de rubriques

Cet appel à contributions sur le Maroc concerne également les rubriques de la RHCA. Pour la rubrique « Sources, terrains et contextes », il est possible de proposer des réflexions sur certaines sources précises, inédites ou originales, sur des méthodes de recherche, sur l’accès aux archives et au terrain au Maroc, mais aussi sur des centres d’archives à l’étranger qui intéressent l’histoire du Maroc. Il est également possible de proposer la réalisation de comptes rendus de lecture en lien avec le thème de l’appel. Une liste de livres récents est donnée à titre indicatif dans la bibliographie ci-dessous (en gras). Nous sollicitons également des entretiens avec des acteurs et actrices des circulations.

Calendrier et modalité de soumissions

1er juillet 2024 : Les propositions d’articles inédits, longues de deux pages maximum (avec bibliographie indicative), en français ou en anglais, doivent être envoyées à l’adresse suivante : histdumaroc@gmail.com. Merci de contacter cette adresse pour toute information complémentaire.

15 juillet 2024 : Notification aux auteur.e.s des propositions retenues.

31 Octobre 2024 : Date limite des envois des articles, d’une longueur comprise entre 40 000 et 55 000 signes (espaces compris ; 30 000 signes pour la rubrique « Sources, terrains et contextes », 35 000 signes pour la rubrique « Entretiens » ; entre 5 000 et 15 000 signes pour les comptes-rendus) et respectant les consignes aux auteurs de la RHCA. Les articles seront publiés en français (les auteurs dont le français n’est pas la langue première pourront être accompagnés dans la rédaction de leur article).

Automne 2025 : parution du dossier.

Bibliographie

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