Vol. 5 (2019): Divided Memories, Shared Memories, Poland, Russia, Ukraine: History mirrored in Literature and Cinema

In 2017, general-interest magazines illustrated the centenary of the Russian Revolution with stills from Eisenstein’s October [Октябрь] (1927). One strikingly showed soldiers rushing across a square to represent the storming of the Winter Palace by Bolshevik fighters on 7 November 1917. In reality, the actual assault was slow and even laborious. But for Western audiences, this film sequence has become an archive image, a piece of history. This type of substitution of artistic representation for historical reality conflicts with the positive construction of our knowledge of the past. Indeed, historians long refused to include literature and films in their historical research, as well as art in general, which has been mainly analysed from an aesthetic point of view.

Cet article est consacré à la représentation d’événements historiques dans des textes littéraires en soulignant la tension entre leurs éléments factuels et fictifs. La fable et le cadre du roman de Mikhaïl Boulgakov La garde blanche et de sa pièce de théâtre Les journées des Turbins servent ici d’exemples. Presque cent ans après sa première publication (incomplète), le roman de Boulgakov demeure l’objet de débats houleux et provoque des affrontements historiques, idéologiques et culturels entre l’Ukraine et la Russie. Dans ce contexte, la forme sophistiquée des récits de Boulgakov ainsi que le statut culte de l’auteur encouragent le lecteur à considérer ses oeuvres à la fois comme des témoignages historiques et des prophéties poétiques. Plus encore, la contextualisation historique de La Garde blanche et de Les journées des Turbins va bien au-delà du temps de la narration et des événements de l’année 1918 : elle inclut aussi l’idéologie du smenovekhovstvo, les changements dramatiques dans la politique soviétique de la korenizatsia et l’auto-identification de l’intelligentsia à la fin de l’ère soviétique.

La révolution d’Octobre provoque un changement culturel radical qui voit la formation d’une nouvelle génération d’artistes et d’écrivains. Avides d’avenir et critiques envers le passé, ils ont ouvert un nouveau chapitre de la culture révolutionnaire et prolétarienne. En Ukraine soviétique, cette nouvelle cohorte artistique a également intégré les sentiments nationaux afin d’aller vers une culture à la fois soviétique et ukrainienne. Cet article s’attache au développement artistique et idéologique de Mykola Khvylovy (1893-1933), un écrivain qui était à l’avant-garde de la lutte pour une littérature ukrainienne soviétique indépendante des modèles russes. Il s’est exprimé à ce sujet lors de la « Discussion littéraire » de 1925-1928, dans sa prose comme dans ses premiers pamphlets, et il faut situer ses prises de position dans le contexte politique d’un durcissement idéologique progressif dans toute l’Union soviétique au long des années 1920. Nous avançons l’hypothèse suivante : un projet culturel autonome avait alors été développé en Ukraine soviétique en parallèle à celui qui était promu de façon centralisée en URSS. Ce modèle culturel général devait être décliné dans chaque république soviétique en application de la campagne de korenizatsïa (indigénisation) introduite en 1923. Au début des années 1930, ce modèle culturel pan-soviétique a pris le dessus alors que le projet d’une culture ukrainienne soviétique autonome disparaissait avec ses principaux représentants. Dans la plupart des cas, ils ont été physiquement éliminés. En mai 1933, le suicide de Khvylovy a symboliquement tourné la page des années 1920, une décennie de transition, ouverte à l’expérimentation artistique et à un relatif pluralisme idéologique et politique.

Malgré les tensions géopolitiques au sein de l’Europe de l’Est de l’entre-deux-guerres, les écrivains ukrainiens ont initialement échappé aux frontières physiques et idéologiques, défendues par les autorités de l’État, des deux côtés de la frontière polono-soviétique. Séparés par un gouffre de peur et de dégoût, les leaders culturels d’extrême-droite et d’extrême-gauche ont néanmoins lu et réagi aux oeuvres de leurs adversaires. Dans certains cas, les représentants des deux camps partageaient des influences, des croyances et des idéaux esthétiques communs. Ils ont parfois même pris le risque de manifester leur admiration pour les théories et les créations de leurs ennemis jurés du camp adverse, en invoquant les « étrangers » de manière favorable afin de revendiquer des programmes opposés. Dans le contexte de relative ouverture, fluidité et expérimentalisme ayant caractérisé la première moitié de l’entre-deux-guerres en Ukraine (c’est-à-dire la période pré-stalinienne), peu de personnes considéraient le nationalisme et le socialisme, voire même le bolchevisme, comme étant des concepts qui s’excluaient mutuellement. Il y avait plutôt des synergies et des points de contact entre les deux. En examinant les interactions publiques entre l’écrivain communiste Mykola Khvylovy (1893–1933) et le critique littéraire nationaliste Dmytro Dontsov (1883–1973), nous montrons que l’intense vie culturelle et politique dans l’Ukraine des années 1920 était transgressive dans deux sens. Premièrement, elle transcendait les frontières politiques liées à la citoyenneté et à l’affiliation à un parti qui divisaient les Ukrainiens entre Soviétiques et non-Soviétiques, socialistes et nationalistes. Deuxièmement, elle constitua un défi aux attentes de pureté idéologique
et de loyauté à une époque où l’hostilité était grandissante mais pas encore insurmontable. Il en résulta un mélange d’agitation de droite et de gauche, tant en Ukraine soviétique que dans le sud-est de la Pologne, pour une littérature ukrainienne révolutionnaire, anticoloniale et moderniste.

Le roman Par le fer et par le feu de Henry Sienkiewicz (1846-1916) est un exemple d’entrelacement de fiction, d’historiographie et d’imaginaires collectifs nationaux. Il a été écrit à la fin de la période de partition polonaise (1882-1888) et traite d’événements qui ont marqué l’histoire et les imaginaires collectifs polonais, ukrainiens et juifs : l’histoire du soulèvement de Khmelnytsky (1648-1657). La nature épique de ces événements historiques portait déjà les germes d’un récit puissant et émotionnel qui se prête à la mythification. Cependant, la lecture de ce livre dans une situation ultérieure, la Deuxième République polonaise (1921-1939), a conduit le gouvernement polonais de Sanacja à retirer ce livre de la lecture obligatoire dans les écoles polonaises en 1932.
Cet aspect de la réforme scolaire de Jędrzejewicz a suscité une discussion nourrie dans la presse polonaise, où les historiens, les spécialistes de la littérature et les journalistes ont discuté de la fonction que ce roman et la narration qu’il portait devait avoir dans l’éducation patriotique des jeunes citoyens polonais, sur fond de tensions entre l’État et l’opposition politique sur la question des minorités, en particulier la minorité ukrainienne. Cette discussion resitue la place centrale qui a été attribuée dans la culture polonaise à Sienkiewicz. Dans le même temps, elle interroge la position que les intellectuels polonais attribuent à la minorité ukrainienne dans l’État et la culture polonais.

Cet article est consacré à l’analyse de la représentation proposée au lecteur soviétique du nettoyage ethnique anti-polonais réalisé par les nationalistes ukrainiens en 1943 en Volhynie. Les sources utilisées comprennent les livres les plus largement publiés des commandants partisans actifs dans la région. Ces textes sont examinés comme des sources destinées à former l’opinion publique au sujet des nationalistes ukrainiens après la guerre. Pour le public soviétique, les mémoires des partisans soviétiques opérant dans le nord-ouest de l’Ukraine en 1943–1944, ainsi que la littérature antinationaliste de propagande, ont été la principale source d’information sur les massacres de Volhynie. Dans les livres analysés ici, les récits de massacres apparaissent avant tout comme un outil de propagande. La comparaison entre les représentations des massacres de Volhynie fournies par ces auteurs et les ouvrages scientifiques modernes éclaire les distorsions intentionnelles des premiers. Il peut sembler paradoxal de constater que les partisans, auteurs de mémoires, qui avaient tendance à discréditer les nationalistes ukrainiens, ont préféré les blâmer uniquement en tant que bourreaux, mais pas en tant qu’initiateurs des massacres anti-polonais en Volhynie. Les « actions » anti-polonaises ont été décrites principalement comme une initiative directe des autorités allemandes d’occupation, tandis que les détachements des organisations nationalistes étaient présentés comme de fidèles exécutants. Les mémoires soulignent le désintérêt et la réticence des paysans ukrainiens ordinaires à participer aux massacres et l’éloignement de leurs organisateurs vis-à-vis des larges masses de travailleurs. Ainsi, les mémoires des partisans soviétiques ne nous aident guère à comprendre les massacres eux-mêmes, mais constituent un excellent exemple des efforts réalisés par la propagande soviétique pour modeler les représentations du passé.

Lénine et Dzerjinski étaient les « divinités » les plus célébrées de la culture populaire soviétique. Mais les deux leaders ont également permis de promouvoir l’amitié entre les peuples polonais et soviétique : Lénine avait vécu deux ans dans la région de Cracovie, et Dzerjinski était devenu un homme d’État en Russie soviétique.
Des années 1960 aux années 1980, Soviétiques et Polonais ont coproduit trois films les présentant comme des héros transnationaux : Lénine en Pologne de Sergeï Ioutkevitch et Evgeniï Gabrilovitch (1966), Pas de signes particuliers (1979-1980) et Le fiasco de l’opération « Terreur » (1981-1983) d’Anatoli Bobrovski et Ioulian Semenov. L’article étudie les interactions entre les professionnels des deux pays pendant la préparation, le tournage et la distribution de ces oeuvres. Celles-ci sont de bons exemples d’un « mode de production socialiste-étatique » des films et de la « micro-politique » (Szczepanik 2013) qui s’y déploie. Dans les années 1960, les désaccords entre les deux parties ne touchèrent pas l’idéologie mais la représentation de chaque nation. Au tournant des années 1970-1980, l’histoire  révolutionnaire autour de Dzerjinski n’était qu’un vague décor pour des films grand public. À mesure que la politique cessait de préoccuper, l’aspect professionnel est devenu l’enjeu essentiel. En effet, les coproductions offraient de nombreuses opportunités aux professionnels : tourisme, shopping, travail valorisant au contact de collègues étrangers avec un matériel de pointe. Bien que l’intérêt personnel ait été un puissant moteur des protagonistes, les deux pays tiraient néanmoins un bénéfice réciproque de la réalisation de ces projets.

Connu de très peu de gens il y tout juste un demi-siècle, Kasimir Malevitch (1879-1935) est aujourd’hui un artiste à la renommée mondiale. Né dans une famille polonaise à Kiev, Malevitch a créé son célèbre Carré Noir (1915) à Moscou. Tels sont les faits les plus importants qui permettent aujourd’hui à trois pays — la
Pologne, l’Ukraine et la Russie — de le considérer comme leur « propre » artiste. Ainsi, les historiens de l’art et les commissaires d’expositions qui lui consacrent leurs recherches tendent majoritairement à démontrer que Malevitch appartient à la culture qu’ils représentent eux-mêmes.
Cet article propose tout d’abord un aperçu de la découverte de Malevitch en Occident et de sa reconnaissance tardive en URSS, ainsi que de la croissance de sa popularité dès les années 1980. Il fournit ensuite des exemples actuels d’utilisation de son nom et de son oeuvre dans les narrations politico-culturelles. L’héritage de Malevitch a dépassé les cadres de l’histoire de l’art, et Malevitch est devenu une icône dans ces trois pays. Aujourd’hui, le langage visuel abstrait détrône les images réalistes en raison de son approche universelle ; les formes purement abstraites s’intègrent avec leurs configurations tridimensionnelles dans les espaces urbains. Les prix de plusieurs millions de dollars aux enchères encouragent les contrefaçons, ce qui génère d’énormes scandales. Le langage suprématiste est utilisé dans une très large gamme allant du tragique au divertissement. Malevitch est perçu comme un « atout » dans les « jeux de cartes » nationaux. C’est précisément la signification internationale de ses idées qui a provoqué une « compétition » nationale autour de son nom.

Cet article est consacré à la pratique des exécutions lors de la période des répressions politiques en URSS. Une attention particulière est accordée à la trajectoire des employés du système de sécurité de l’État qui ont fait office de bourreaux.
Nous abordons la question de l’organisation des activités du « groupe spécial » et de sa place dans la structure de l’appareil central des organes de la Tcheka-MGB. Nous retraçons également l’évolution de la carrière des bourreaux et analysons leur déformation professionnelle.

Le changement tectonique de 1917 a non seulement bouleversé le pays mais il a aussi placé, pour un court instant, un « petit homme » au centre de la « grande histoire ». Nikolaev était un représentant typique des gens ordinaires impliqués par les bolcheviks dans leur politique, qui furent acculés dans un coin par les circonstances et trompés dans leurs attentes par un État pseudo-socialiste.
Passé de l’inexistence sociale à la vie politique, cet homme ordinaire devint vite inutile aux yeux du nouveau régime politique et fit l’objet de manipulations et de mobilisations du parti. C’est ainsi qu’il finit par se fondre dans la masse, qui, pour la nomenclature du parti, n’avait pas de visage. Or cet homme ordinaire s’opposa à cette dernière et devint la cause de cataclysmes sociaux à grande échelle. Nikolaev se procura une arme et assassina Kirov, qui symbolisait le pouvoir politique, contre lequel l’acte de Nikolaev était dirigé.
Au début de la période soviétique, de nombreux représentants de cette couche sociale élevèrent leur voix pour protester, même si ce n’était pas sous une forme violente. Nombre d’entre eux furent éliminés physiquement. La dureté du régime bolchevique qui, durant les années 1930, se transforma en un pouvoir personnel de Staline, impliquait en effet des formes terroristes de gouvernement.