Le handicap (visuel) : une simple histoire de temps

Auteurs

DOI :

https://doi.org/10.5077/journals/rihv.2024.e1609

Mots-clés :

Temporalité, Crip time, Chrono-normativité, Handicap, Inclusivité, Accessibilité

Résumé

Parmi les chercheur-euses dont les capacités visuelles sont altérées de manière significative (handicap visuel, reconnu ou non), certain-es ont obtenu un aménagement de leur poste (outils, aides humaines, etc.). On pourrait croire que ces dispositifs permettent de rendre accessible l’ensemble des missions qui incombent au métier de chercheur-euse, pourtant i-elles ne parviennent pas à honorer toutes les tâches dans le temps imparti. Afin de comprendre pourquoi, je décrirai, d’abord, comment la notion de crip time se traduit dans la vie professionnelle des personnes en situation de handicap. Ensuite, je montrerai comment le crip time s’éprouve dans toutes ses sphères d’activités. En cela, le handicap ne peut se comprendre sans prendre en compte le rapport au temps spécifique. Enfin, j’évoquerai que ce crip time n’est pas l’apanage des personnes en situation de handicap, et comment sa prise en compte est essentielle pour un monde inclusif et accessible.

Article soumis à la RIHV à la suite de la présentation de Marion Ink lors de la journée scientifique « Handicap visuel et participation sociale : les apports de la recherche » de la Fédération pour la Recherche sur le Handicap et l’Autonomie (FEDRHA, https://fedrha.fr/ ) le 10 octobre 2023. Cette journée a été co-organisée par l’unité de recherche Développement, Individu, Processus, Handicap, Éducation (DIPHE) de l’Université Lumière Lyon 2, le Laboratoire Ergonomie et Sciences Cognitives pour les Transports (Lescot), ainsi que le Laboratoire Mobilité Durable, Individu, Société (MODIS) de l’Université Gustave Eiffel.

Introduction

En France, depuis la loi pour l’égalité des droits et des chances de 2005, le Fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP) a permis d’aménager les postes des personnes en situation de handicap, ayant obtenu une Reconnaissance en Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). De nombreux et nombreuses chercheur-euses ont ainsi pu obtenir différentes aides matérielles et humaines pour mener à bien leur travail.

Sans minimiser les difficultés réelles auxquelles se confrontent les chercheur-euses pour obtenir ces aménagements de postes, ni les réticences administratives, voire les refus explicites ou implicites de ces demandes d’aménagements, je m’interrogerai ici sur pourquoi celles et ceux qui ont obtenu un poste aménagé éprouvent encore des difficultés à mener à bien leur travail dans les temps, jusqu’à vivre des épuisements professionnels, voire abandonner leur carrière.

Pour y répondre, je mène depuis 2019 des enquêtes auprès de chercheur-euses dont les capacités visuelles et/ou auditives sont altérées (handicap reconnu ou non). Si mon enquête porte sur le travail de ces chercheur-euses comme un mode de participation dans un monde professionnel, les résultats pourront tout à fait être généralisés à toutes les sphères d’activités. On entend les sphères d’activité « comme des ensembles d’activités, qui comprendraient les interactions entre les personnes concernées qui font émerger puis perdurer les relations, mais aussi les autres activités des protagonistes qui ont des effets sur ces relations » (Grossetti, 2022, p. 127). Cela peut être un monde professionnel, un ménage, une activité sportive, un voyage. Une sphère d’activité peut se concevoir également comme un processus en mouvement (Ink, 2004).

Après avoir présenté les méthodes d’enquêtes sociologiques que j’ai conduites, je décrirai ce qu’est le crip time et comment cette expérience se traduit dans la vie d’un-e chercheur-euse en situation de handicap visuel. Ce concept de crip time sera ensuite questionné pour l’élargir à une plus grande population, et pour interroger les conditions d’inclusivité d’une sphère d’activité.

Méthodes

Dans le cadre de mes enquêtes sociologiques, j’ai rencontré près d’une trentaine de chercheurs et chercheuses statutaires ou non, en situation de « handicap visuel ». Après avoir précisé comment est conceptualisé le « handicap visuel » ici, je présenterai les profils des chercheur-euses interrogées, ainsi que les modalités de l’enquête.

La qualification du handicap visuel

Si j’utilise la notion de « handicap » entre guillemets, c’est que la notion est galvaudée (Altman, 2001 ; Ville et al., 2003). D’abord, en termes de perception, il m’est apparu plus juste empiriquement de qualifier l’expérience dudit « handicap visuel », comme une expérience perceptive altérée de manière significative (Ink, 2023). Cette définition me permet de ne plus appréhender le handicap comme une déficience, une absence, une carence, mais bien comme une expérience perceptive complète, mais altérée. La perception étant sociale, elle est spécifique à chaque individu et ce faisant, les personnes aveugles ou malvoyantes ne sont ni « mal », ni « non » voyantes, mais ont une perception générale altérée de manière significative (Ink, 2023, p. 500). Ce n’est donc pas leur vision qui est handicapée, mais les situations dans lesquelles les personnes évoluent qui leur sont plus ou moins handicapantes. Ceci étant écrit, je choisis dans le reste de l’article d’utiliser les verbatims des enquêté-es pour qualifier leur propre situation. Si l’un se qualifie de « déficient visuel » ou d’ « aveugle », c’est en ses termes que je le qualifierai.

Quel-les enquêté-es pour des résultats significatifs ?

Les trente chercheurs et chercheuses en situation de handicap visuel rencontré-es dans le cadre de l’enquête s’inscrivent dans divers domaines scientifiques : sciences humaines et sociales, sciences formelles, sciences de la nature, etc. I-elles sont statutaires ou non, employé-es dans divers organismes de l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR). I-elles ont parfois des charges d’enseignements et sont dispersé-es sur le territoire français métropolitain. Les âges varient de 25 à 70 ans et leur handicap est pour certain-es inné, acquis au cours de la vie pour d’autres, parfois de manière évolutive, parfois plus soudainement. Lorsque ces informations sont nécessaires à la compréhension d’une situation, je le préciserai.

Étant moi-même concernée par une altération visuelle significative, reconnu comme un handicap visuel évolutif, je mène depuis 2011 une auto-ethnographie (Beaud & Weber, 2003 ; Favret-Saada & Contreras, 1993) et développe une démarche réflexive sur mes propres observations (Ink, 2016a, 2023, 2024). Comme pour les autres enquêté.es, et pour un souci d’anonymisation, les prénoms inscrits dans cet article sont fictifs.

La démarche ethnographique n’a pas pour ambition une visée représentative, mais significative (Beaud, 1996). Autrement dit, il ne s’agit pas de récolter des données auprès d’un échantillon de personnes qui représenteraient l’ensemble des chercheur-euses en situation de handicap visuel, mais plutôt de décrire des expériences qui permettront d’éclairer un ou plusieurs aspects de la vie d’un-e chercheur-euse, avec ou sans handicap.

Les modalités d’une enquête sociologique

Parmi les trente personnes rencontrées, j’ai mené des entretiens avec 21 d’entre elles, qui ont duré entre deux et six heures et que j’ai parfois doublé. Les entretiens semi-directifs me permettaient d’aborder plusieurs thèmes tout en suivant leurs propres canaux de communication (Ink, 2016b). J’ai également suivi certaines d’entre elles au quotidien dans leurs journées de travail, lors de conférences, de réunions de laboratoire, de séminaires de recherche, de groupes d’entraide ; de déjeuners professionnels. Mise à part mon auto-ethnographie qui a commencé en 2011, mes enquêtes auprès d’autres chercheur-euses ont débuté en 2019.

Résultats : Le crip time dans tous ses états

Le crip time a été évoqué en premier par Irv Zola (1988) et Carol Gill (1995), le définissant comme une composante essentielle de la culture et de la communauté du handicap. Pour autant, aucun-e des deux n’a vraiment défini le concept, partant plutôt des usages des mouvements militants des communautés « crip ». C’est, pour ces auteur-rices, à la fois un concept indigène et une revendication politique. Alisson Kafer (2013a), rappelle d’abord la définition du crip time donnée dans un dictionnaire d'argot : « crip time » signifie à la fois « une norme flexible pour la ponctualité » et « le temps supplémentaire nécessaire pour accomplir quelque chose » (Kafer, 2013b, p. 26). L’autrice précise alors que « ce besoin de temps supplémentaire peut résulter d'une mobilité plus lente, d'une dépendance à l'égard d’autres personnes (qui peuvent elles-mêmes être en retard), d'un équipement défectueux (des fauteuils roulants aux appareils auditifs), d'un chauffeur d'autobus qui refuse de s'arrêter pour un passager handicapé ou d'une rencontre validiste avec un inconnu » (Kafer, 2013b, p. 26) . Comme a pu le faire Ellen Samuels, sur les 6 façons de voir le crip time (Samuels, 2017), il s’agira ici de décrire précisément comment ce crip time se traduit pour les chercheurs et chercheuses dont les capacités visuelles sont altérées. Pour cela, j’identifierai sept aspects du crip time : 1/ La temporalité des tâches, 2/ la coordination et la planification, 3/ le temps de formation et d’adaptation 4/ l’anticipation 5/ les démarches administratives, 6 / la charge institutionnelle et pédagogique de l’accessibilité ; et enfin 7/ la fatigabilité.

« Ça me prend un temps fou » et « je ne peux pas faire deux choses à la fois » : la temporalité des tâches

Grégoire est chercheur statutaire en Physique, il est malvoyant (évolutif).

Moi : Comment tu lis les documents ? Tu utilises une synthèse vocale ou un Zoom ?

Grégoire : Ça dépend du type de document. Avec la synthèse vocale, si c'est en français, le texte, quel que soit le domaine scientifique, ça, j'arrive à comprendre. Si c'est en anglais, si c’est sur mon domaine de recherche, ça va aussi. Mais si c’est plus éloigné là, je vais avoir beaucoup de mal. Pourquoi je parle de ça ? Parce que depuis, j'ai fait partie d'un comité de direction d'un labex, et on doit attribuer des fonds pour avoir des appels à projets, étudier les dossiers. Et c'est vrai que dans ce cas-là, quand, quand j'avais à étudier des dossiers, même si je ne suis pas forcément rapporteur, ou la personne la plus habilitée à dire d'abord mon point de vue, il fallait tout lire, ou quand même avoir une idée, même grossière, de ce qui se faisait. Quand c'était en anglais, quand c'était pas dans mon domaine de recherche, quand même, je passe à nouveau par la vue, mais ça prend un temps fou, parce que je zoome beaucoup et voilà, c'est très lent.

Ici, Grégoire décrit le temps qu’il met à lire un document de travail en Zoom comme d’une part très lent et d’autre part, très couteux en termes d’énergie. Yamile, chercheuse non statutaire en sciences sociales, également malvoyante m’évoque à plusieurs reprises qu’elle peut lire un texte d’une page, quand vraiment le texte est inaccessible à la synthèse vocale, mais cette lecture fastidieuse lui provoque des vertiges.

L’accomplissement d’un grand nombre de tâches professionnelles, sociables, techniques prend d’une part plus de temps, mais surtout un temps qui n’est pas prévisible. Alors que je discute avec Mathilde, chercheuse non statutaire en sciences sociales, aveugle (acquise), elle m’explique qu’elle a eu des cours de locomotion pour se repérer, elle et son chien guide dans les nouveaux locaux de son université.

Mathilde : Même avec les cours, je ne sais jamais vraiment combien de temps je vais mettre pour y aller. C’est tellement aléatoire, déjà il faut que je demande mon chemin à un moment donné. Et bah ça… ça dépend des gens… Parfois tu trouves quelqu’un de super qui t’amène jusqu’au quai, mais parfois des gens te disent « bah c’est par là »… J’imagine qu’ils me montrent une direction avec la main…. C’est pas très aidant du coup (rires). Et puis, parfois, je suis fatiguée, donc je me trompe, ou parfois y a une sortie fermée, ou… bref, si je veux être à une réunion à l’heure, je suis obligée d’anticiper que je vais pouvoir mettre 1h même si finalement je fais cette fois-ci le trajet en 20 minutes…

Tout ce temps pris et imprévisible pour se déplacer, trouver un dossier à scanner, une information à retrouver dans un mail, constitue des ajustements temporels avec lesquels les personnes concernées doivent jongler continuellement et sans arrêt :

Anthony est enseignant-chercheur, il est devenu aveugle progressivement. Il cherche son sac pour sortir son chien guide.

Anthony : Tu peux voir où j’ai mis mon sac ?

Moi : Attends, ce n’est pas sur ta table ?

Je touche un amas, c’est en fait un pull, mais en s’approchant de la table, Anthony cogne sur une chaise et en se rattrapant, sa main frôle son sac à dos posé sur la chaise.

Anthony : ah le voilà, il peut m’arriver de chercher mes affaires pendant des heures…

Je lui parle du crip time et du temps que ça prend aussi pour chercher même parfois une tasse.

Moi : Parfois, il ne peut s’agir que de quelques secondes supplémentaires, mais…

Anthony me coupe : Ah non, non, non, non, c'est pas des microsecondes ! Ça peut être, ça peut être dix minutes, 20 minutes, 30 minutes, et... ça peut être au bout d'une demi-heure. Je laisse tomber, je la retrouverai un jour…. Et il faut aussi compter le temps de racheter tout ce que j'ai perdu ! (Rires)

Mais la lenteur d’accomplissement de toutes ces tâches des plus anecdotiques au plus formelles n’est pas la seule manifestation du crip time. La concentration qu’implique la tache en cours ou la modalité pour l’accomplir ne permet pas d’en cumuler une autre. Alors que les personnes valides, ou que je préfère qualifier de « pas encore handicapées » (Titchkosky, 2010), peuvent faire deux choses à la fois et ainsi « rentabiliser leur temps », une personne aveugle ou malvoyante devra prendre deux temps distincts pour effectuer ces deux tâches.

Alors que je rencontre Anthony dans son bureau pour la première fois, il me propose un thé. Il le prépare tout en discutant. Il s’interrompt pour demander à son téléphone un minuteur de trois minutes afin de ne pas oublier de servir l’eau chaude. Il plaisante en me disant qu’il a une centaine d’alarmes dans la journée pour lui rappeler des choses en cours.

Anthony : parfois même, j’ai tellement d’alarmes que je m’y perds. Alors avant je mettais aussi un rappel pour que je sache à quoi faisait référence l’alarme. Maintenant, tu peux mettre un titre à l’alarme, je dis par exemple : « dis Siri, met un chronomètre pour le thé dans 3 minutes » et il me dit (à la synthèse vocale) : « thé » 3 minutes plus tard.

Moi : oui c’est hyper dur de faire deux choses à la fois

Anthony : Ah ouais, je suis obligé de dire aux gens : "non, je peux pas t’écouter ou parler, parce qu'il faut que je me concentre sur où est-ce que je pose des choses" (…) je dois être concentré, exactement, tout doit être dans ma tête. Et une erreur d'un dépôt de quelque chose à quinze centimètres de décalage, et ça y est, je l'ai perdu. Et là, je peux mettre 20 minutes à le chercher… (…) Et puis, Il suffit qu’il se passe un événement inattendu… bah genre là le chien qui fait trop de bruit, et j’oublie le thé, ou bien l’endroit où j’ai mis ma tasse.

L’intégralité de mes enquêté-e-s m’a évoqué au moins une fois la difficulté, voire l’impossibilité de faire deux choses à la fois. Beaucoup me parlent alors d’une perte de temps : « Avant, j’avoue que je répondais à mes mails administratifs pendant certaines réunions, je me raccrochais de temps en temps, maintenant, comme je dois écouter à la synthèse vocale mes mails, c’est impossible de faire ça en réunion… » me dit Nicole, chercheuse avec un handicap visuel évolutif. En effet, devoir consacrer un temps spécifique devant l’ordinateur, voire avec un-e auxiliaire de travail, comme me l’évoque Yamile est un temps pris considérable.

« Le plus difficile c’est de ne plus travailler seule » : la coordination et la planification

Yamile est doctorante en sciences sociales et perd l’usage de ses yeux.

Yamile : Non moi je pense que le plus compliqué c’est vraiment ne pas pouvoir travailler toute seule… Parce qu’avant, je travaillais 24 h/24. Et donc même si j’étais pas devant l’ordinateur j’étais en train de réfléchir, (…) Je discute avec quelqu’un dans la rue et ça me fait penser à ma recherche et je me dis faut que je fasse ça, tout le temps. Tout le temps, si j’étais chez moi je travaillais si j’avais rien à faire. (…) Et maintenant, le fait du coup d’avoir des idées dans la tête, et de ne pas pouvoir les écrire, ça c’est hnnn (soupir de douleur). Qu’est-ce je fais ? (…) Et puis y a aussi le fait que y’a une personne à côté et que c’est quand même angoissant pour moi. C’est le stress quoi. Je sais qu’ils vont pas me juger, mais c’est, je me dis oulala… qu’est-ce que je dis, où j’ai fait une mauvaise analyse, fin c’est quand même stressant quoi.

Yamile ayant perdu l’usage de ses yeux, sans savoir si elle pourrait à nouveau les réutiliser un jour, doit adapter son travail sur une situation peut-être temporaire, mais qui dure depuis 7 ans. Elle a donc aujourd’hui recours à plusieurs auxiliaires de travail qui viennent chez elle et écrivent et lisent pour elle sur l’ordinateur. Le stress que Yamile évoque change sa façon de travailler, mais aussi sa gestion de son temps, elle poursuit :

Yamile : si je travaillais comme ça c’est que je préférais travailler de façon intense quand j’avais rien à faire, pour que si y’avait un truc qui apparaissait je pouvais tout lâcher. Si par exemple, si j’avais une copine qui me disait on part une semaine en je sais pas, Cracovie, on y va.

Moi : Ah ça c’était possible ?

Yamile : Tout à fait je travaillais pour ça. Afin de pouvoir faire ce genre de chose.

Moi : Ah oui donc t’avais pas du tout de culpabilité.

Yamile : Non non, et les weekends ou même un mardi soir, on me disait : « on va faire ça » je lâche tout quoi, et je m’en vais. Comme ça le moment où j’étais chez moi j’avançais, mais si y’avait un voyage ou une fête ou un truc, bah on y va quoi, pas de problèmes, parce que j’étais tranquille comme j’avais avancé énormément avant. Alors que si j’avais eu des horaires stricts en mode lundi au vendredi, j’aurais eu du mal à me prendre des weekends de dernière minute. (Elle prend un temps de réflexion) Oui, si y’a un truc qui me manque aujourd’hui c’est ça, c’est le fait de pouvoir me dire je m’en vais quoi. Pendant la pandémie au tout début, une copine qui était en Espagne qui m’a dit bah viens on va en voyage et tout, bah non je peux pas parce que du coup aujourd’hui j’ai un truc hyper structuré qui fait que j’ai des vacances que quand ce sont les vacances officielles. Parce que bah mes semaines sont prévues avec telle ou telle auxiliaire, et je ne peux pas annuler nos séances de travail… Oui… ça, ça me manque. De gérer mon temps comme je veux, parce que je sais que je pourrais leur dire on travaille pas cette semaine, mais c’est pas le but quoi. Mais moi, avoir la maitrise de mon temps, ça me manque. Y a les douleurs d’abord, les frustrations de ne pas pouvoir écrire, et juste derrière : ne pas pouvoir gérer mon temps comme je veux quoi.

Ne pas maitriser son temps est primordial dans ce qu’évoquent les chercheur-euses en situation de handicap. La planification des auxiliaires de travail ou des taxis amène ainsi les personnes à engager leur temps dans plusieurs contraintes qui leur sont extérieures : l’emploi du temps et la disponibilité des auxiliaires, ou des sociétés de transports.

Valentina est enseignante contractuelle, malvoyante.

Valentina : Tu vois pour le taxi, je perds un temps fou : il faut d’abord que j’envoie mon emploi du temps tous les semestres. Mais, comme il y a des imprévus tout le temps, je leur renvoie un emploi du temps tous les mois et parfois plusieurs fois encore…. Comme ce n’est pas un taxi, mais une société d’aide à la personne… c’est pas souple. Et puis, il n’est pas là que pour moi, donc parfois on fait des détours de quarante minutes pour aller chercher une autre fille qui est handicapée moteur. Ensuite, il faut que j’oublie pas d’envoyer la facture à la fac tous les mois ( …) En plus par moment t’as le gars qui déconne un peu donc à la fin de l’année dernière j’ai parlé avec le pôle handicap en disant bah ce gars commence à déconner quoi il facturait des trajets qu’on avait annulé à l’avance, tu te retrouves finalement à investir trop ton temps et tes nerfs aussi.

Moi : il déconnait ? C’est-à-dire ?

Valentina : Parfois, il annule le trajet parce que je finis à 20h, mais il ne me prévient pas…. Donc, maintenant, quand je finis à 20h, je dois prévenir le Pôle handicap de me trouver quelqu’un d’autre… Parfois aussi c’est son jardinier qui vient, mais le gars me met un stress pour que je finisse plus tôt alors que moi j’essaie de travailler en milieu ordinaire, et je peux pas, je peux pas le faire tranquillement (…)

Donc, des fois je profite du fait que mon mari parte en voiture en centre-ville. Mais c’est pareil, j’ai un rendez-vous à 11h, mais si je pars avec mon mari il faut qu’on parte à 7 heures et demie. Alors, de 8h à 11h, je perds un temps fou, je vais pas me trimballer un télé agrandisseur pour lire, bah je fais quoi je fais les boutiques, je bois un café, je sais pas, mais même les boutiques ça ouvre qu’à 10 heures. J’ai des temps morts tout le temps.

Valentina évoque également la dépendance temporelle que vivent les personnes vis-à-vis des sociétés de transports et de leur modalité de groupage et de rentabilité de leurs trajets. Les groupages très fréquents créent des temps de trajets qui peuvent tripler, et cela toujours sans pouvoir anticiper ces changements d’horaires.

Anne-Sophie est chercheuse contractuelle en sciences sociales, malvoyante

Anne-Sophie : Ouais, à Paris c’était une société devenue semi-privée, et ils étaient atroces, atroces, tu sais pas s’ils viennent, s’ils viennent en retard, en avance, ils préviennent pas. (…) je devais prévoir d’arriver 2 heures avant à mes rendez-vous, parfois j’arrivais 2 heures avant, parfois j’arrivais à l’heure, et pour les retours une fois j’ai attendu jusqu’à 23 heures, j’étais sur le point de dormir dans mon bureau parce que j’avais pas d’autres options quoi, donc oui je me suis dit plus jamais… Surtout qu’à ce moment-là, je n’avais pas d’enfants, mais je sais que pour certains ils ont dû aller chercher leurs enfants à la gendarmerie à cause de cette société, parce que quand t’arrives avec 1h30 de retard à l’école, l’école est fermée, donc ils avaient mis les enfants à la gendarmerie… t’imagines, y en a d’autres qui ont perdu leur boulot à force d’être toujours en retard à cause d’eux… Non c’est dingue.

Cette dépendance temporelle à d’autres personnes, et d’autres services, parfois dysfonctionnels, créent une situation de vulnérabilité. La journée de ces chercheur-euses est segmentée par la disponibilité et donc le temps d’autres personnes. En cela, leur temps ne leur appartient pas tout à fait.

« Laissez-moi le temps de trouver le moyen de m’adapter » : le temps de la formation et de l’adaptation

Un autre temps est consacré à la formation, à l’adaptation à de nouveaux outils, à de nouveaux lieux, de nouvelles personnes. Yamile doit former et s’adapter à de nouvelles auxiliaires de travail, par exemple. Mathilde, quant à elle, a vu son université déménager et a dû prendre de nouveaux cours de locomotion pour se repérer dans l’espace, tout comme son chien guide a dû également apprendre des nouveaux trajets : où se trouve le bâtiment, son bureau, les toilettes, la cantine, la salle de réunion principale, etc. Toutes ces heures d’apprentissages ne sont pas négligeables. Les outils et autres techniques d’adaptation nécessitent également un temps supplémentaire.

Grégoire : Mac a l'avantage de zoomer à la fois le texte, mais aussi l'environnement de travail. Parce qu’avant j’utilisais un autre logiciel de zoom, mais certaines fenêtres ne pouvaient pas être zoomées. Et donc à ce moment-là, je me suis dit que j'allais trouver un moyen de compensation. A cette époque-là, j'avais averti par mail en disant "attendez, là j'ai un souci", "laissez-moi le temps de trouver un moyen de m'adapter ". Et une fois que j’ai découvert que Mac avait cette fonction zoom de l'environnement de travail complet, j'ai dit voilà, ça va me prendre du temps de me réadapter, de zoomer à chaque fois. Mais je vais pouvoir le faire.

Les outils et les techniques nécessitent du temps de formation. La plupart des chercheur-euses que je rencontre passe par un « système D », qu’i-elles ont eux-elles-mêmes pensé et développé. En effet, leur altération visuelle étant aussi spécifique, et leur métier développant des compétences niches, il est rare d’avoir une manière de faire générale qui leur convient. Les techniques qu’i-elles développent dans leur quotidien résultent souvent d’une suite d’essais peu concluants :

Yamile : Je me suis dit que comme les entretiens étaient en audio, comme je pouvais pas lire, le fait d’écouter ça allait me permettre de travailler quoi. Sauf que ça nous a pris énormément de temps parce qu’on a tout codé sans faire la retranscription. Et quand c’était le moment de construire le schéma des trajectoires des enquêté-es, leurs études, leurs parents, etc., à chaque fois il fallait réécouter le petit morceau audio. Honnêtement ça nous a pris énormément de temps. Donc j’ai compris qu’il fallait quand même que je passe par l’écriture. Donc on a abandonné cette méthode, mais à cette époque-là je n’avais le droit qu’à quatre heures d’aide par semaine. Donc pendant six mois je pouvais travailler que 4h par semaine, donc c’était lent (…) et du coup au début on a fait ça, et après on s’est dit qu’elle, elle ferait la retranscription et qu’en même temps j’écouterais et on repère ensemble les points intéressants. Mais au début, je lui disais à chaque fois "c’est horrible pour moi d’être juste assise à côté sans rien faire". Donc on a trouvé, moi je me mets à côté et on travaille sur google docs ce qui me permet de suivre et de bosser.

Les différentes techniques développées par les chercheur-euses prennent du temps. Nombreux sont les groupes d’entraide, de discussions lors desquelles les personnes se partagent leurs techniques de travail. Ces moments de discussions existent, mais prennent également du temps. Nadia, une jeune chercheuse non-statutaire aveugle me dit ne pas prendre le temps pour ces espaces.

Nadia : En fait, j’aimerais beaucoup prendre ce temps, mais je dois mal m’organiser ou je ne sais pas… je suis tout le temps à gérer les urgences, je n’ai pas le temps de ces espaces de discussions, même si je sais que ça pourrait me faire gagner du temps au final, mais là c’est pas possible. J’arrive pas à gérer mon temps au quotidien, alors bloquer un temps pour un autre truc, laisse tomber !

Comme me le confie Nadia, les chercheur-euses que j’ai rencontré-es sont nombreux-ses à évoquer un flux tendu et leur difficulté à anticiper ou prendre du temps pour gérer des problèmes de plus grande ampleur. C’est d’autant plus le cas pour les chercheur-euses non statutaires qui doivent répondre à des dates limites et continuer à être compétitif-ves sur les concours des postes permanents. À titre d’exemple, Grégoire a demandé à son institution d’ « attendre » le temps qu’il trouve une solution à ses problèmes d’adaptation – une demande qui n’est possible que pour une personne ayant un poste permanent, car la fin d’un contrat n’attend pas. Mais parfois, l’urgence c’est aussi d’anticiper des situations non accessibles a priori.

« Je suis tout le temps en train de gérer des urgences » : l’anticipation

Avant d’aller en conférence, Nadia pense à toute la logistique : comment trouver les salles, comment se repérer dans l’hôtel qu’elle ne connait pas, comment annoncer aux participant-es son handicap visuel, comment se faire accompagner jusqu’au pupitre pour sa présentation, etc. Pour cela, certain-es chercheur-euses statutaires se rendent au lieu de la conférence un jour avant et demandent un accompagnement des organisateur-ices la veille pour repérer les lieux. Mais là aussi, cela demande de la disponibilité la veille, des frais de logements supplémentaires et la gestion de la disponibilité d’autres personnes. Comme me précise Nadia, c’est sans compter son temps de préparation pour apprendre par cœur sa présentation :

Nadia : J’ai pas envie de m’encombrer l’esprit avec des trucs comme ça alors que faut vraiment que j’apprenne ma présentation, que je fasse de la biblio pour pouvoir répondre aux questions, du coup je sais pas quand est ce que j’aurais le temps pour pouvoir regarder une carte, d’essayer de comprendre comment aller de l’hôtel au truc, je me dis tant pis quoi, tant pis, si c’était plus long j’aurais retenue, je me serais forcée, mais là pour deux nuits et trois jours je me sens pas de dépenser autant d’énergie là-dedans, alors qu’en plus je viens juste d’apprendre hier que j’étais sélectionnée pour parler, donc tu vois ça me laisse vraiment pas beaucoup de temps pour préparer ma présentation et tout, donc j’ai pas que ça à faire (rires).

Moi : ça te laisse 15 jours quoi.

Nadia : C’est ça, pour faire le diapo, apprendre par cœur, en plus c’est en anglais. Là aujourd’hui demain et vendredi je peux rien faire parce que le problème c’est que ma cheffe m’a dit le diapo faut qu’on en parle. Donc elle m’a dit on fait ça lundi et mardi et après ça me laisse mercredi jeudi vendredi je vais faire que ça, je vais lui dire hein, normalement elle me donne plein de truc à faire en plus, mais là je vais lui dire la semaine prochaine je fais que apprendre par cœur et lire et retenir sans notes, (…) parce qu’à côté de ça faut la biblio pour pouvoir répondre aux questions que les gens ils vont te poser, fin voilà, j’ai pas trop le temps de me poser des questions sur comment je vais faire le trajet, et tout ça…

De nombreuses tâches s’accumulent précédant une mission du métier de chercheur-euse. Les enseignements, les communications nécessitent d’apprendre ses notes, pour les non-braillistes. L’apprentissage du braille est lent et s’il est appris à l’âge adulte, n’atteint pas la vitesse de la lecture visuelle. La lecture audio nécessite aussi une adaptation et n’est pas compatible avec des présentations en live. Chaque déplacement inconnu nécessite également d’être anticipé, en passant notamment soit par des collègues, comme le fait ici Nadia, ou par un service public. À titre d’exemple, pour Accès + - service d’assistance en gare SNCF - il faut prévenir 48h à l’avance pour un accompagnement jusqu’au train, sans compter parfois les indisponibilités des services pour un changement de train ou pour certaines gares. Les services de transports adaptés sont aussi très contraignants en termes de démarches administratives. C’est déjà ce qu’évoquait Valentina pour son transport domicile-travail et Anne-Sophie avec les dysfonctionnements du service de transports.

« Ça a pris des mois et des mois et des mois » : les lenteurs administratives

L’augmentation des démarches administratives dans le métier de chercheur-euses (Ughetto, 2020) n’a pas épargné les chercheur-euses en situation de handicap. D’une part, comme les autres, i-elles en ont plus qu’avant des démarches qui nécessitent elles-mêmes un temps supplémentaire dans l’accomplissement des tâches et le besoin de demander à d’autres personnes de remplir ces démarches. D’autre part, i-elles en ont plus que leurs collègues non-aveugles car les démarches d’adaptation sont très lourdes administrativement et succèdent à un très long processus de démarches pour le diagnostic médical.

Yamile : Quand ma cornée a explosé encore plus, j’ai commencé à chercher ce que c’était, j’ai commencé à chercher des groupes Facebook, et j’ai commencé à entendre des gens qui disaient c’est un handicap, ça peut perdurer ou partir comme ça. J’ai commencé à me poser des questions et quand je suis rentrée, la première chose que j’ai faite c’est de chercher un ophtalmo spécialiste qui me croit, qui me maltraite pas quoi, et ça a pris des mois et des mois et des mois.

Moi : T’es allée voir un ophtalmo classique ?

Yamile : Non je suis allée à la fondation Rothschild qui m’ont dit que dans un an le spécialiste pouvait me voir. Et je suis allée à une clinique spécialisée, mais en fait au mauvais truc, comme je pensais que c’était un trouble du système lacrymal, je suis allée voir le spécialiste en voie lacrymale. Et en fait c’était pas lui, c’était le spécialiste en surface oculaire, donc pareil le spécialiste en surface oculaire il fallait attendre un an. Donc ma mère m’a beaucoup aidée à chercher quelqu’un en libéral, et on a trouvé quelqu’un qui avait un rendez-vous pour dans un mois ou deux, et j’ai pu le voir. Donc voilà, j’ai trouvé l’ophtalmo, mais le plus important c’était mes yeux quoi, avant de mettre en place les aides et tout ça.

Le temps du diagnostic est soumis aux rythmes médicaux et administratifs. De nombreux-ses chercheur-euses interrogé-es ont un handicap visuel acquis au cours de leur carrière, ces démarches prennent un temps considérable sur leurs temps de travail et temps de vie personnelle. Pour celles et ceux qui ont fait les démarches avant leur prise de poste, c’est également du temps qu’elles ont pris sur leur formation et expliquent un CV moins concurrentiel que d’autres collègues valides. Plus encore, les démarches sont à renouveler plusieurs fois au cours de la vie, parfois tous les ans, parfois tous les cinq ans.

Une fois le diagnostic établi, les démarches d’aménagement peuvent être très longues. Sur les trente chercheur-euses que j’ai rencontré-es lors de mon enquête, leur aménagement de poste a pris entre 6 mois pour les plus chanceux-ses à plusieurs années. Comme le souligne Charline, chercheuse non statutaire : « et ce temps de l’aménagement a un impact très différent selon si tu es statutaire ou non ». Effectivement, si la personne a un poste permanent, le temps de l’adaptation de son poste joue sur ses projets et donc sur ses possibilités de carrières, de promotion, de décrocher un financement ou non, mais son salaire tombe chaque mois. Pour les non-statutaires : attendre un an ou deux un aménagement de poste pour un contrat de travail d’un an, les empêche de produire des résultats scientifiques qui sont nécessaires pour l’obtention d’un emploi – le fameux « publish or perish » (Coolidge & Lord, 1932).

Pour comprendre ces temps de démarches pour un aménagement « classique » de poste, voici une liste d’étapes récapitulant le parcours de l’aménagement de poste à partir du premier jour du contrat de travail (à noter que ces 11 étapes ne comprennent pas toutes celles qui précèdent l’attribution de la RQTH) :

Étape 1 : L’agent-e contacte la Mission Insertion Handicap (MIH) ou les services de Ressources Humaines (RH) pour informer de sa RQTH

Étape 2 : L’agent-e a un rendez-vous avec la médecine du travail pour établir une liste de besoins en outils et en aides humaines

Étape 3 : Si besoin, rendez-vous avec un service spécialisé pour présenter des outils techniques

Étape 4 : Liste de besoins établie à envoyer à l’assistante sociale, la MIH ou aux RH

Étape 5 : La MIH ou les RH demandent un devis aux fournisseurs

Étape 6 : Après avoir reçu le devis, la MIH ou RH font une demande auprès de la FIPHFP

Étape 7 : La FIPHFP évalue le dossier de besoins et accorde ou non le budget intégral ou partiel

Étape 8 : Si besoin de compléter, la MIH ou RH demande un complément à l’institution

Étape 9 : Achat aux fournisseurs, contact avec un service d’aides humaines

Étape 10 : Réception des outils et formation aux nouveaux outils

Étape 11 : Si besoin d’aides humaines : recrutement d’une ou plusieurs personnes. Réception des outils et formation aux nouveaux outils. Mise en place du contrat de travail de l’auxiliaire de vie professionnelle. Démarrage des sessions de travail avec l’auxiliaire avec phase de formations sur la fiche de poste

Ce processus des démarches est, d’une part, à renouveler soit annuellement, soit tous les 2 ou 5 ans, et selon les besoins ponctuels de l’agent-e. Donc pour un déplacement en conférence, la Mission Handicap doit également faire une demande auprès du FIPHFP. Ces démarches très lourdes pour l’agent-e comme pour les services administratifs ne sont parfois pas suivies, parce qu’impossibles à tenir dans les délais impartis. C’est l’une des raisons qui expliquent que Nadia n’a pas fait la demande d’auxiliaires de travail à ce jour, le processus est trop lourd et son emploi du temps déjà chargé en contrat précaire ne lui permet pas de prendre ce temps de démarches. Jusqu’à présent, elle « s’arrange » avec ses collègues et proches pour faire le PowerPoint. Nadia est loin d’être la seule, particulièrement chez les chercheur-euses non statutaires, à ne pas demander d’aménagement de poste, car les démarches sont trop chronophages, et nécessitent parfois de convaincre les administrations que leurs demandes sont légitimes. Comme l’étudie Annika Konrad (2016), ces injonctions à affirmer, réaffirmer, justifier ses besoins en accessibilité se transforment en traumatisme lié au stress répétitif, qu’elle conceptualise comme « fatigue de l’accessibilité ». Cette fatigabilité, a pu se transformer pour certaines personnes interrogées, en épuisement professionnel ou en une fatigue chronique et ainsi ajouter de nouveaux défis pour répondre aux exigences temporelles de leur monde professionnel (Price, 2021).

« La responsabilité d’expliquer » : la charge de l’accessibilité et de la pédagogie

En plus des nombreuses conversations que tous-tes les chercheur-euses m’ont rapportées lors desquelles i-elles expliquent à de nouveaux-elles collègues leur handicap, ce qu’il implique dans leur vie de tous les jours, tous-tes les chercheur-euses en situation de handicap visuel que j’ai rencontré-es sont impliqué-es dans des missions institutionnelles liées au handicap. Entre les groupes d’accessibilité dans leur laboratoire, leur université, leur organisme scientifique, ou parfois au niveau d’un syndicat, ou toutes ces institutions à la fois.

Grégoire : Il se trouve que je suis aussi chargé de mission égalité, diversité, inclusion au labo. Nous, on est 750 personnes, on est deux à occuper cette charge. Et justement, on peut recevoir maintenant les demandes. On sensibilise aux questions de handicap, on travaille sur les boucles magnétiques dans les salles, dans les auditoriums... (…) comme j'avais essayé de faire en sorte qu'il y ait quelque chose pour le handicap en 2020, j'avais écrit avec des collègues handicapés, une tribune dans Le Monde, et [la deuxième personne sur cette mission] avait vu la publicité que, j'avais fait autour de ça, sur certains forums, elle avait retenu mon nom. Donc depuis 2021, je m'occupe de ça. Et là où je m'étais beaucoup plaint l'année dernière (2022-2023), c’est que maintenant on doit gérer nous-mêmes les états de frais. J'avais organisé un colloque et toutes les personnes que j'invitais moi, je recevais tous leurs états de frais et je devais moi-même aller taper, aller zoomer, dézoomer leurs différents tickets de caisse ; enfin bon...J'avais dit : "je l'ai fait une fois, je veux bien le faire pour mes propres missions, mais je ne veux plus le faire", parce que là, j'en avais cinq ou six. Enfin, c'est pas mon travail, d'une part, et puis, vu ma situation...ça va prendre un temps fou.

Comme l’écrit María Elena Cepeda, le fait d'être un-e universitaire statutaire s'accompagne d'une responsabilité, d'une « obligation morale », de divulguer la manière dont nous, en tant qu'universitaires handicapés, ressentons les institutions universitaires comme étant encore plus handicapantes (Cepeda, 2021). Elle plaide pour que nous dévoilions notre handicap « parce que [nous] avons le potentiel de nous propulser au-delà du cadre actuel du handicap invisible [...] comme une aberration individuelle et un « problème » à une approche plus collective » (Cepeda, 2021). Cette responsabilité, les chercheur-euses statutaires que j’ai rencontré-es l’endossent à bras le corps, en ajoutant ces missions bénévoles sur leur temps de travail.

« J’ai obtenu plus d’aide, mais j’étais K.O. » : la fatigabilité

Yamile : Donc je pense que le stress joue aussi sur la fatigue quoi, et que bah du coup, ce que je te disais l’autre jour, le fait de traduire en parole chaque petit truc, c’est fatiguant, je pense que ça me fatigue le plus. Lis-moi ça, est-ce que tu peux me lire la problématique, est-ce que tu peux faire ça, est-ce que tu peux aller dans mon dossier, ça c’est très fatigant, intellectuellement, on peut discuter, discuter des textes, boum boum, des analyses et tout, mais ces mini instructions c’est trop fatiguant. Donc je pense que ça me fatigue énormément, en plus du stress, et au début de l’année, quand on a obtenu encore plus d’heures d’aide, mais j’étais KO, j’avais juste envie de dormir, de rien faire, même pas de manger, je mangeais parce que je sais qu’il faut que je mange, mais j’avais envie de dormir, je pouvais rien faire du tout. Parce qu’à la fin j’étais trop fatiguée quoi.

En plus de la fatigue que peut provoquer des douleurs chroniques, de la photophobie, ou autres symptômes, tous les aspects qui viennent d’être décrits nécessitent une énergie supplémentaire. Le stress lié aux problèmes administratifs, aux réticences institutionnelles, aux aléas techniques, aux adaptations à mettre en place, épuisent ces personnes qui manquent déjà de temps pour mener à bien leur travail.

Aimé, docteur aveugle en sciences sociales, non-statutaire, que j’ai rencontré en 2019, a décidé de ne pas poursuivre sa carrière dans l’ESR. Les réticences administratives, les refus de l’aménagement de son poste lors de son contrat doctoral, l’ont amené à la fin de sa thèse « à se préserver et arrêter ». Quant à Nicole, qui est devenue malvoyante en fin de carrière, se dit « épuisée par les violences institutionnelles », malgré son « amour pour son métier », elle « arrête de travailler, et fait le minimum syndical ». Lors d’une conversation informelle, elle me précise « je suis épuisée, j’ai été trop déçue par certaines institutions et certaines personnes face à mon handicap, alors maintenant je me concentre sur les groupes qui veulent avancer sur les questions d’accessibilité [dans l’ESR], mais tant pis, il faut que je m’arrête, je n’ai pas le choix ! ». Antoine, chercheur ayant une maladie évolutive, est aussi en fin de carrière. Il se bat pour une promotion de directeur de recherche depuis des années, il m’explique : « je ne tiens que parce que je suis soutenu par quelques collègues, qui ne sont même pas dans ma discipline, et pour le collectif, que mon exemple puisse servir à ceux qui arrivent après moi ». Il ajoute lors de cette conversation informelle : « je suis épuisé et je n’en peux plus de ces réticences institutionnelles, qui me prennent bien plus d’énergie que mes douleurs chroniques ». Ces trois exemples ne sont pas isolés, et beaucoup des chercheur-euses que j’ai rencontré-es ont abandonné soit le fait de postuler à des projets de financements, soit à certains projets, certaines missions, certaines promotions ou certaines voies de recrutements dans l’ESR.

Comme nous le verrons dans la prochaine partie, il n’est pas possible d’envisager les autres sphères d’activités comme des temps de repos, car elles-mêmes sont vécues avec un crip time.

Discussion : Synchronisation et désynchronisation

« Le terme Crip Time est utilisé par certains théoriciens et défenseurs du handicap pour décrire la relation unique des personnes handicapées au temps. Le crip time indique la complexité de l'expérience des personnes handicapées dans un monde où l'accessibilité se heurte à de nombreux obstacles. En ce sens, le terme désigne le temps supplémentaire – et le besoin d'aménagements de temps – dont une personne pourrait avoir besoin pour effectuer une variété de tâches. Le crip time désigne également un conflit avec le temps normatif [chrono-normativité], la répartition ou la segmentation apparemment normale du temps dans la vie quotidienne » (Kuppers, 2014)

En cela, le crip time ne peut pas être réduit à une perte de temps ou un allongement du temps consacré aux tâches, mais traduit bien plus de complexité sur notre rapport au temps. Comme nous venons de le voir, il implique d’abord plusieurs aspects dans le rapport au temps de travail pour les personnes concernées par un handicap. Pour autant, le crip time ne se limite pas à l’espace du travail, et de surcroit ne se limite pas non plus au handicap. Enfin il questionne de manière générale la chrono-normativité, c’est-à-dire la croyance que tout un chacun suit la même chronologie des événements, aux mêmes rythmes, à la même fréquence, et que la temporalité de chaque acte est la même pour tout le monde.

Le temps de récupération et le crip time dans les autres sphères d’activités

Si l’empreinte temporelle du handicap marque le travail, elle marque toutes les activités que mène la personne aveugle ou malvoyante. Comme l’a montré Marion Doé, la parentalité aveugle est marquée par le temps supplémentaire que prennent les parents, et particulièrement les mères (Doé, 2024). Le temps des trajets, de l’organisation des activités, de la gestion des devoirs, l’apprentissage par cœur des histoires du soir est un temps supplémentaire à ajouter dans une journée. Des adaptations qui prennent beaucoup d’énergie et produisent une grande fatigabilité chez ces personnes. Ainsi, le « retard » pris au travail ne peut être repris ni sur le temps personnel, ni sur un temps de sommeil réduit, et au contraire. Comme l’écrit Ryan Boren :

Le besoin de plus de temps et de temps de récupération pour effectuer des tâches, souvent nécessaires, signifie que d'autres parties de la journée seront sacrifiées, ce qui n'est souvent pas pris en compte dans la façon dont l'accessibilité des personnes handicapées est comprise. Le crip time fournit un cadre pour examiner comment différentes relations au temps ont besoin d'une reconnaissance et d'un accommodement plus inclusifs (Boren, 2022).

La désynchronisation des minorités

Comme le crip time ne se traduit pas seulement dans la sphère du travail, il n’est pas l’apanage des personnes en situation de handicap visuel. Dans le titre du présent article, « visuel » est inscrit entre parenthèses, car toutes les personnes ayant un handicap, quel qu’il soit, éprouvent un crip time. À ce propos, Alyson Kafer, qui a travaillé sur le crip time, ne réduit pas cette temporalité spécifique aux personnes en situation de handicap, mais aussi aux minorités de genre (Baril, 2017 ; Kafer, 2013a). Et les questions de temporalités sont travaillées dans les études Queer depuis plus de quinze ans (Freeman, 2010 ; Halberstam, 2005 ; Love, 2007).

Ce rapport au temps rendu difficile n’est pas l’apanage des handicaps, mais c’est une problématique dont tout un chacun fait l’épreuve par exemple, à la naissance d’un enfant : le fait d’arrêter le travail à 17h, ou lors d’un deuil d’un parent, ou lorsqu’il y a un accident sur la route. En cela, le temps est toujours social, et dépend des autres.

Repenser une synchronisation inclusive

Comme le crip time ne peut pas être réduit à une nécessité de temps supplémentaire, il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps d’accomplissement d’une activité. De plus, alors qu’il est accordé un tiers-temps supplémentaire pour les étudiant-es en situation de handicap, lorsqu’il-elles ont un contrat de travail à durée déterminée, l’allongement du contrat est très rarement accordé. De surcroit, ne considérer ce crip time que comme un besoin d’allongement a ses limites. Car allonger le temps d’une activité dans une journée, c’est le prendre sur d’autres tâches essentielles qui s’éprouvent aussi dans la temporalité du crip time. Pour Margaret Price, c’est la notion de flexibilité, plus que de temps supplémentaire, qui compte. Cela pourrait nous permettre de constater que tout un chacun agit, interagit, communique à des rythmes différents et que tous-tes s'adaptent à ces rythmes (Price, 2021). Comme l’écrit Alyson Kafer :

Le crip time est un temps flexible, non seulement élargi, mais aussi explosé. Il requiert de réimaginer nos concepts de ce qui peut et devrait arriver dans le temps, ou de reconnaître comment les attentes de « combien de temps les choses prennent » sont basées sur des esprits et des corps très particuliers. Nous pouvons donc comprendre que la flexibilité du temps critique est non seulement un avantage pour celles et ceux qui ont besoin de plus de temps, mais aussi un défi aux attentes normatives et de normalisation du rythme et de l'horaire. Le crip time, plutôt que de plier les corps et les esprits handicapés pour répondre à l'horloge, plie l'horloge pour rencontrer les corps et les esprits handicapés (Kafer, 2013b, p. 27‑28).

En somme, prendre en considération le crip time, ce n’est pas seulement saisir ce que les personnes concernées éprouvent comme situation handicapantes, mais c’est aussi être plus sensible aux temporalités de chacun-e et l’intégrer dans de nouvelles modalités de synchronisation. Bien que la vie en société nécessite une pratique de synchronisation (Gardella, 2018), la chrono-normativité peut être excluante en positionnant le curseur de la norme à une vitesse validiste. Mais elle pourrait aussi être inclusive en intégrant les temporalités de toutes les personnes qui composent la sphère d’activités. J’insiste à nouveau sur le fait que le crip time « fournit un cadre pour examiner l'inaccessibilité générale de la vie quotidienne pour de nombreuses personnes. Les conditions qui amènent les individus à vivre une handi-temporalité peuvent potentiellement affecter n'importe qui, de la personne dont le sens du temps et de l'avenir a changé après avoir été diagnostiquée avec une maladie grave à l'expérience de la quarantaine pandémique maintenant familière a beaucoup d'entre nous. (…) » Le crip time fournit un cadre pour examiner ces questions avec plus de sensibilité et de clarté (Boren, 2022).

Remerciements

Je remercie les chercheurs et chercheuses passionant-es que j’ai rencontré-es tout au long de l’enquête. Merci à toute l’équipe des organisateur-ices du Réseau d’Études Handi-Féministes avec qui les premières discussions sur le crip time ont éclairé la compréhension de mes expériences et celles des chercheur-euses que je suivais. Merci particulièrement à Irene Ramos pour ses relectures attentives. Et enfin, je remercie l’équipe de la FEDRHA et de la RIHV pour l’occasion qu’elle m’a offerte de mettre en mot cette partie de mon travail.

Références

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Publiée

15-10-2024

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Comment citer

Ink, M. (2024). Le handicap (visuel) : une simple histoire de temps. Revue Interdisciplinaire Sur Le Handicap Visuel, (1). https://doi.org/10.5077/journals/rihv.2024.e1609