Portrait de l’Association « Livre Atelier » et ses malles sensationnelles. Entretien de Dannyelle Valente avec Cathie Guignardat

Auteurs

  • Cathie Guignardat Éducatrice technique spécialisée aux PEP 69 (Pupilles de L’Enseignement Public) et présidente de l’Association Livre Atelier, France
  • Dannyelle Valente Laboratoire du développement sensorimoteur affectif et social (SMAS), Université de Genève/ Unité de recherche Individu, Processus, Handicap et Éducation (DIPHE), Université Lumière Lyon 2 https://orcid.org/0000-0003-2686-4379

DOI :

https://doi.org/10.5077/journals/rihv.2024.e1814

Mots-clés :

Inclusion, Multisensorialité, Handicap visuel, Éducation

Résumé

Dans cet entretien, Cathie Guignardat dresse un portrait de son association française Le Livre Atelier et de ses projets inclusifs dédiés aux enfants en situation de handicap visuel. Un programme d’ateliers accompagné de « malles sensationnelles » offre une approche multisensorielle des apprentissages, permettant aux enfants de s’approprier des savoirs spécifiques (ex. : préhistoire, zoologie) à travers des ateliers narratifs et pratiques. Au fur et à mesure des ateliers, chaque enfant créé lui-même des objets tactiles, produit des traces tangibles de l’atelier qu’il garde dans un « coffre sensationnel » individuel et personnalisé. Ce coffre individuel est un outil précieux pour réactiver des souvenirs et des notions grâce à la perception haptique.

Dannyelle Valente : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter l’association Livre Atelier et son projet phare, les « malles sensationnelles » ?

Cathie Guignardat : L’association Livre Atelier est née de notre volonté de permettre aux jeunes malvoyants et non-voyants d’investir et s’approprier de façon innovante et multisensorielle, un domaine de savoir spécifique comme par exemple la préhistoire ou l’art pictural. Nous développons des ateliers sur une thématique spécifique avec l’aide de supports et objets tactiles conçus spécialement pour le projet. Ces supports composent une malle sensationnelle. Au fur et à mesure des ateliers, chaque enfant créé lui-même des objets tactiles, produit des traces tangibles de l’atelier qu’il garde dans un coffre individuel et personnalisé. Ce coffre individuel (le coffre sensationnel) est un outil précieux pour réactiver des souvenirs et des notions grâce à la perception haptique.

Dannyelle Valente : Quelles sont les origines du projet et quels constats vous ont conduit à sa création ?

Cathie Guignardat : Nous sommes deux à l’origine de l’association Livre Atelier : Marie Niehaus, enseignante spécialisée et moi-même, éducatrice technique spécialisée. Fortes de plusieurs années d’expérience auprès de jeunes déficients visuels, notre projet est né d’un premier constat : Les enfants présentant un trouble visuel important ont une grande difficulté à se représenter le monde qui les entoure. Ils peinent à construire des images mentales représentatives dans un contexte éducatif qui est très fondé sur des explications visuelles. Ce constat nous a conduit à imaginer une méthode différente pour aborder certaines notions du programme scolaire et culturel. L’enfant participe à des ateliers multisensoriels sur un domaine du savoir spécifique, lui permettant ainsi de multiplier les entrées de compréhension. Chaque programme d’ateliers se décline à partir d’une histoire simple et structurante, qui est le fil rouge de l’apprentissage. Les supports tactiles produits lors de ces ateliers composent une malle sensorielle, notre « malle sensationnelle ».

Notre deuxième constat à l’origine du projet est que l’enfant déficient visuel a beaucoup moins d’occasions que l’enfant voyant de réinvestir et de se remémorer les nouveaux concepts appris à l’école. Prenons un exemple : un enfant voyant qui apprend en classe des connaissances sur l’habitat d’une girafe pourra les réinvestir de multiples façons, que ce soit à travers des jeux, des films, ou des visites au musée de sciences naturelles. À l’inverse, un enfant déficient visuel a peu d’opportunités similaires pour consolider et approfondir ces apprentissages.

Pour compenser cette inégalité, chaque atelier avec les malles sensationnelles se termine par la création ou la découverte d’une trace tangible de la notion abordée : un objet tactile, une petite production ou un modèle que l’enfant conserve dans un support personnel et permanent. Ce support, souvent une boîte à tiroirs adaptée et accessible, permet à l’enfant d’effectuer des relectures autonomes du contenu.

Grâce à ces coffres, que nous appelons « coffres sensationnels », les enfants déficients visuels deviennent acteurs de leur propre apprentissage, en construisant un véritable "imagier" tactile personnalisé qui favorise la mémorisation et la réactivation des savoirs.

Dannyelle Valente : Pouvez-vous nous parler des grandes étapes de la conception d’un programme d’ateliers autour d’une thématique spécifique, accompagnée de tous ces différents supports (la malle et les coffres sensationnels) ?

Cathie Guignardat : La conception des ateliers et des supports se déroule en plusieurs phases clés :

Phase 1 : Recherche d’un spécialiste du domaine concerné

Une fois la thématique globale choisie (la préhistoire, les oiseaux, etc.), la première étape de notre projet est la recherche des spécialistes du domaine de savoir concerné : un expert du paléolithique, un spécialiste en zoologie... À partir de ces différents échanges, nous commençons à ficeler le contenu à travailler avec les enfants.

Phase 2 : Écriture de l’histoire multisensorielle

Lorsque le contenu est déterminé, l’histoire va être le vecteur de transmission. C’est d’abord l’histoire qui va permettre à l’enfant de s’imprégner du sujet. Il faut que l’histoire soit accessible et plaisante, pour que l’enfant puisse s’identifier, se sentir concerné. Pour cela la prise en compte du type de handicap des enfants concernés et une connaissance préalable des compensations nécessaires pour chaque type de handicap sont primordiales. L’histoire devra aussi être adaptée à l’âge des futurs lecteurs et le niveau de langage doit être soutenu afin d’apporter une somme de connaissances indispensables à la compréhension du domaine travaillé.

Le texte doit aussi rester accessible à tous, enfant avec ou sans handicap, l’histoire étant en premier lieu un outil inclusif et participatif.

Phase 3 : Découpage de l’histoire en ateliers

Chaque histoire est découpée en séquences pratiques, où l’enfant réalise des tâches concrètes, manipule des maquettes et crée lui-même d’autres objets ou traces de la notion travaillée. Par exemple, le texte de l’histoire pourra être une invitation à l’imitation avec une description précise de ce qui est vécu par les personnages que l’enfant devra imiter avec des matériels divers. Cela va permettre à l’enfant de vivre l’histoire en se sentant capable de réaliser lui-même l’action décrite, et ainsi de mieux s’imprégner de l’environnement et du contenu décrit.

Phase 4 : Conception et fabrication d’une malle avec des différents supports et objets tactiles utilisés

Cette malle regroupe des objets ou supports tactiles liés au thème travaillé dans les ateliers. Le contenu de cette malle va appuyer le processus d’apprentissage de l’enfant. Ces représentations en volume sont choisies pour leur pertinence à représenter la notion, leur qualité de fabrication, leur esthétisme, leur réalisme. Tout ce qui compose la malle sensorielle n’est pas forcément manufacturé. Il peut aussi s’agir de matériaux collectés dans la nature, de compositions de matériaux différents, etc.

Elles sont envisagées, comparées et présentées en équipe et aussi validées par les spécialistes du domaine concerné.

Phase 5 : Conception et fabrication du coffre individuel (coffres sensationnels)

Le coffret individuel est destiné à recevoir les créations de chaque enfant et qu’il ramène à la maison. Il est ergonomique et adapté au handicap de l’enfant. Il est conçu pour que les enfants DV puissent le manipuler facilement, d’ailleurs c’est l’enfant qui va lui-même décider de son organisation. Chaque coffre individuel se compose de tiroirs et permet de retrouver ce que l’on cherche. Elle permet la relecture des traces et de toutes les réalisations de l’enfant lorsqu’il les ramène à la maison.

Elle contient aussi le conte en braille et en noir pour que les adultes qui entourent l’enfant puissent accompagner l’enfant.

Phase 6 : Rédaction de fiches techniques pour chaque atelier

Afin de rendre accessibles la méthode et le processus à d’autres professionnels, une fiche technique détaillée accompagne chaque programme d’ateliers et sa malle sensorielle. Cette fiche détaille globalement la marche à suivre. Elle indique par exemple le temps nécessaire à l’activité proposée, le nombre d’enfants prévus, la tranche d’âge, etc. Elle peut aussi proposer des liens pour continuer le travail ou même donner des idées de visites en lien avec le programme d’ateliers.

Phase 7 : Tests et ajustements

Enfin, nous testons chaque atelier plusieurs fois avec des enfants et intégrons leurs retours pour affiner le programme d’ateliers et l’ensemble de supports.

Dannyelle Valente : Auriez-vous un exemple concret d’un projet réalisé ?

Cathie Guignardat : Notre premier grand projet s’intitule « Paléa: Portrait d’une fillette au Paléolithique ». Ce thème, universel et fondateur, permet aux enfants de se connecter à une histoire commune, au-delà des différences. Lors de nos recherches, nous avons découvert que la majorité des enfants déficients visuels avaient une compréhension très limitée et floue de cette période. Nous avons notamment questionné des enfants déficients visuels de 8 à 12 ans sur la signification de mots tels que « caverne » ou « grotte » et pour certains, ces mots ne renvoyaient à aucune image mentale. D’autres pouvaient réciter des notions apprises par cœur sans réellement en saisir le sens.

L’histoire multisensorielle de « Paléa : Portrait d’une fillette au Paléolithique » décrit la vie quotidienne d’une fillette non-voyante au Paléolithique supérieur. L’histoire présente de façon simple et pratique les préoccupations et habitudes d’un enfant à cette époque et permet à celui ou celle qui écoute ou lit cette histoire de se projeter dans cette période lointaine.

À partir de cette histoire, nous avons conçu une série de douze ateliers de découverte d’objets et de réalisation d’activités pratiques pour que l’enfant soit en situation réelle et vive de façon concrète des expériences liées à cette période.

Dans l’un d’eux, les enfants découvrent la chasse préhistorique en utilisant des lances et des propulseurs. Ils expérimentent la posture et le lancer, puis créent une réplique miniature d’une lance pour leur coffre sensationnel. Ils explorent également des objets de la malle sensorielle, comme des peaux de rennes ou des silex, pour mieux comprendre la vie quotidienne de cette époque.

Le déroulement de l’atelier sur la chasse est particulièrement marquant. Sur un pas de tir extérieur sécurisé, les enfants apprennent à repérer et viser un animal tactile en 2D, qui représente leur cible. Cela permet à l’enfant déficient visuel d’identifier l’espace et de travailler sur la trajectoire de la lance. Au fil des lancers, sans propulseur dans un premier temps puis avec, ils découvrent la différence entre force et précision.

Les enfants s’entraident, se conseillent, et leur plaisir est palpable. Le jeune non-voyant, parfois en retrait dans d’autres contextes, se redresse, prend confiance et améliore sa posture pour mieux lancer. Ce moment collectif renforce non seulement les apprentissages techniques, mais aussi le sentiment d’appartenance et la confiance en soi. De retour en atelier nous réalisons une petite lance en bois et en pate fimo pour la pointe.

Ces activités ancrent les apprentissages dans des expériences concrètes et multisensorielles, et chaque enfant repart avec un coffre sensationnel contenant ses créations et souvenirs.

Dannyelle Valente : Avez-vous déjà testé ces projets avec des groupes mixtes d’enfants voyants et déficients visuels ?

Cathie Guignardat : Oui, nous avons déjà implémenté ces projets avec des groupes mixtes composés d’enfants voyants et déficients visuels en partenariat avec l’enseignant principal de la classe, et cette configuration s’est révélée extrêmement enrichissante pour tous.

Dans cette configuration l’enfant non-voyant est le porteur du projet, car il assume un rôle central. Il participe à l’ensemble des ateliers, tandis que les élèves voyants de la classe sont intégrés par roulement, quatre à la fois, lors de séances hebdomadaires de deux heures, sur une période de huit semaines. Cette organisation permet à chaque élève de découvrir le projet au moins une fois, tout en maintenant une continuité pour l’enfant déficient visuel, qui devient une figure centrale de l’atelier.

Deux professionnels formés à l’utilisation du Livre Atelier encadrent chaque session. L’un d’eux accompagne spécifiquement l’enfant déficient visuel pour lui offrir un étayage humain individuel, tandis que l’autre se consacre aux élèves voyants. Cette approche permet à chacun d’être soutenu selon ses besoins tout en favorisant une dynamique collective.

Les ateliers se déroulent dans une salle dédiée, comme un espace d’arts plastiques, qui offre calme, concentration et l’équipement nécessaire pour des activités pratiques, comme l’accès à un point d’eau. Le cadre est pensé pour accueillir tous les participants dans les meilleures conditions possibles.

Au début de chaque séance, une présentation mutuelle est faite pour instaurer un climat de confiance et expliquer les objectifs du projet. Les enfants sont encouragés à poser des questions, notamment sur le handicap, ce qui permet de lever certaines incompréhensions ou appréhensions. Cette phase d’échange est essentielle pour favoriser un esprit d’inclusion et de collaboration.

L’histoire de Paléa : Portrait d’une fillette au Paléolithique est ensuite racontée, et les enfants explorent les objets tactiles de la malle sensationnelle, qui enrichissent leur compréhension et ancrent les concepts dans une réalité tangible. L’enfant déficient visuel, par sa participation continue, devient un référent pour ses camarades. Cela change le regard porté sur lui, valorise ses compétences et renforce son estime de soi.

Dannyelle Valente : En plus de leur utilité pédagogique, vos ateliers semblent jouer un rôle important dans le développement psychosocial des enfants, notamment en renforçant leur estime de soi et en favorisant le travail collectif. Est-ce que vous avez observé des impacts à ce niveau ?

Cathie Guignardat : Dans les ateliers en classe d’inclusion, l’enfant déficient visuel va être au centre du dispositif, car il sera le seul à avoir vécu toutes les expérimentations et ainsi il va devenir celui qui explique et rapporte à ses camarades. Au fil des semaines, les regards sur ce jeune, parfois un peu ostracisé, changent et l’on peut entendre des phrases comme : « t’as trop du bol d’être DV toi, t’as un atelier toutes les semaines ! » ou bien encore, « c’est trop bien que Mathieu soit dans notre classe, l’année prochaine on fera encore des ateliers ! ». Cela renforce l’estime de soi.

Le fait de réaliser une activité du début à la fin, mener son travail à son terme est aussi pour nous un vecteur d’estime de soi.

Dannyelle Valente : Est-ce que vos malles sensorielles sont explorées en dehors des écoles ?

Cathie Guignardat : Nos projets ont aussi une vie en dehors des écoles. Par exemple, le musée de la préhistoire de Solutré utilise notre programme d’atelier Paléa comme support de médiation pour les publics déficients visuels et leurs familles. Les équipes du musée, que nous avons formées, organisent des ateliers basés sur notre histoire et nos outils multisensoriels. C’est aussi une belle manière de rendre le patrimoine culturel accessible à tous.

Dannyelle Valente : Après le succès de vos ateliers et projets actuels, quelles sont vos perspectives pour l’avenir ? Envisagez-vous de développer de nouveaux thèmes, de nouveaux partenariats, ou d’étendre ces initiatives à d’autres publics ?

Cathie Guignardat : Nous travaillons très activement sur de nouveaux projets (Paléa 2 et les sons du paléolithique qui est par exemple en cours de finition) et sur de nouveaux thèmes mais nous avons aussi à cœur de continuer à diffuser nos malles actuelles et élargir notre offre à un public adulte.

Nous mettons aussi au point des nouvelles modalités d’accès à ces outils comme des formules de location, de formation et pourquoi pas de réponse à des demandes émanant des institutions ou des musées.

Et bien sûr, nous écoutons la parole des enfants et leurs besoins, et essayons d’être au plus près de leurs préoccupations.

Remerciements :

Je tiens tout d’abord à remercier les membres de l’association qui, tous les jours, soutiennent ce projet, les Pep69, la Région AURA, la Fédération Nationale des Pep, le Grand Site de Solutré et le Musée de la Préhistoire de Solutré, pour leur soutien financier, et je me réjouis de l’accueil enthousiaste qu’a réservé au projet l’ensemble des associations françaises de Déficients Visuels, dont : le Comité Louis Braille (ensemble de 24 associations), l’UNADEV antenne lyonnaise et l’ANPEA.

Publiée

14-01-2025

Rubrique

Champs libre

Comment citer

Guignardat , C., & Valente, D. (2025). Portrait de l’Association « Livre Atelier » et ses malles sensationnelles. Entretien de Dannyelle Valente avec Cathie Guignardat . Revue Interdisciplinaire Sur Le Handicap Visuel, (1). https://doi.org/10.5077/journals/rihv.2024.e1814