Améliorer les illustrations dans les livres jeunesse à destination des enfants avec un handicap visuel : cinq pistes d’adaptation proposées ou validées par la recherche
DOI :
https://doi.org/10.5077/journals/rihv.2024.e1624Mots-clés :
Illustration tactile, Livre jeunesse, Handicap visuel, EnfantRésumé
Les enfants avec un handicap visuel ont besoin de livres jeunesse adaptés à leurs façons spécifiques de lire et de percevoir le monde. La première partie de cet article présente une synthèse des études ayant examiné la compréhension des illustrations dans les livres jeunesse par ces enfants. Nous explorons ensuite cinq pistes de conception d’illustrations accessibles apportées ou validées par la recherche : 1) explorations tactiles simulant des expériences réelles du corps et de la main 2) mise en avant des textures pertinentes 3) association du toucher et du son par des dispositifs multimodaux 4) personnalisation des illustrations au type de déficience visuelle 5) participation des enfants et leur entourage à la création de ces illustrations. Ces pistes prometteuses, appuyées sur des données scientifiques, ouvrent des voies à la création de livres jeunesse plus inclusifs et plus proches des besoins et des modes d’exploration spécifiques de ces enfants.
Introduction
L'accès à la lecture est essentiel pour le développement de l'enfant et son inclusion sociale. Les albums jeunesse ont un effet bénéfique sur le développement du langage et les interactions sociales dès le plus jeune âge. À l'école, ils jouent un rôle crucial dans les premiers apprentissages. En famille, ils favorisent les échanges entre l'enfant et les adultes, renforçant ainsi les liens affectifs (Topping et al., 2013). De plus, dans ces albums, les illustrations jouent un rôle important pour la compréhension de l'histoire, nourrissent l'imaginaire et ajoutent du plaisir ainsi qu'une dimension ludique aux premières expériences de lecture (Bara et al., 2018 ; Brookshire et al., 2002).
L’inclusion de tous les enfants à la lecture passe par la prise en compte des enfants en situation de handicap visuel. Une étude de l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA) et de l’Université de Fribourg sur la situation actuelle des enfants malvoyants et sourdaveugles (Bless & Bless, 2022) recense pour la Suisse environ 1600 enfants déficients visuels d’âge scolaire et préscolaire. Ces enfants ont besoin de livres adaptés à leurs façons spécifiques de lire et de percevoir le monde. Pour les enfants aveugles, il s’agit de donner accès au livre au-delà des informations visuelles, en proposant un contact avec le texte et les images à travers le toucher, le son et la manipulation. Pour les enfants malvoyants, il s’agit de concevoir des illustrations qui pourront être perçues de la meilleure façon possible avec leurs résidus visuels disponibles. Dans le cadre d’une politique d’inclusion et d’égalité des chances, deux exigences doivent orienter la création d’un livre illustré accessible : 1) L’album doit être adapté à la réalité et au vécu de l’enfant déficient visuel ou permettre de stimuler ses résidus visuels en réponse à la question suivante : Quelles propriétés réelles des objets seraient mieux comprises par l’enfant qui les explore avec ses capacités sensorielles spécifiques ? et 2) Il doit être attractif et accessible également à la lectrice et au lecteur voyant, afin de favoriser la lecture partagée et l’inclusion.
Aujourd’hui, encore très peu de créations éditoriales répondant à ces deux exigences sont disponibles pour les enfants aveugles ou malvoyants.
La première partie de cet article propose une synthèse des études portant sur l’identification des illustrations par les enfants avec un handicap visuel. Nous mettons en lumière les principaux facteurs perceptifs et interprétatifs influençant ce type de lecture. Cette partie structure notre problématique : les illustrations tactiles dans les livres jeunesse reposent souvent sur des référents visuels et des aspects liés à l’apparence formelle de l’objet (i.e. un animal de profil, un paysage), ce qui les rend peu compréhensibles pour les enfants aveugles sans expérience visuelle. De plus, ces illustrations ne sont pas toujours adaptées aux enfants malvoyants, qui présentent des difficultés visuelles variées et, par conséquent, des besoins divers en termes de contraste, de taille et de niveau de détail des images. Il est donc essentiel de concevoir des solutions illustratives qui permettent une meilleure exploitation des capacités sensorielles des enfants, et facilitent ainsi le rôle des livres jeunesse dans l'apprentissage de la lecture, l’interaction sociale et l'inclusion.
La seconde partie de l’article présente un panorama de nos recherches en psychologie expérimentale et des projets de recherche participative menés au cours des quinze dernières années, visant à améliorer l’accès aux illustrations et à la lecture pour les enfants malvoyants et aveugles. Dans un cadre expérimental, nous avons réalisé des tests de reconnaissance comparant différentes techniques d’illustration, pour tester l’hypothèse selon laquelle l’utilisation de formes d’illustration alternatives à la vision, telles que le toucher et le son, en exploitant les spécialisations fonctionnelles du sens haptique, permettrait aux enfants aveugles de mieux comprendre ces contenus, facilitant ainsi leur accès à la lecture. Nous avons également postulé que ces formes d'illustration favorisent les approches inclusives, car elles reposent sur des expériences sensorielles partagées entre enfants voyants et aveugles. Pour tester ces hypothèses, nous avons aussi comparé la reconnaissance de ces illustrations par des enfants avec des profils visuels divers (aveugles, malvoyants et voyants aux yeux bandés).
Dans les projets de recherche participative, de nature exploratoire, nous avons exploré l’hypothèse selon laquelle impliquer les enfants et leur entourage dès le début du processus de création permettrait d’éviter les biais et automatismes liés à la vision des personnes voyantes, et de concevoir des illustrations mieux adaptées à la réalité perceptive des enfants aveugles dès la phase initiale.
Enfin, pour examiner spécialement la problématique de l’accès des enfants avec différents profils de malvoyance aux illustrations, nous émettons l'hypothèse que la personnalisation des illustrations et des textes dans un format numérique, tel que l’ePub3, permettrait de mieux répondre aux besoins diversifiés des enfants avec des restes visuels, en tenant compte de la grande hétérogénéité des déficiences visuelles. Contrairement aux images fixes et aux outils existants (loupes, logiciels de grossissement), ces dispositifs personnalisables offriraient une solution plus adaptée aux différences en matière d’acuité visuelle, de champ visuel et d'utilisation de la vision fonctionnelle, facilitant ainsi l'accès à la lecture et aux illustrations dans les livres jeunesse.
La compréhension des illustrations par les enfants avec un handicap visuel
Diverses techniques de mise en relief peuvent être utilisées pour créer des illustrations tactiles. Pour évaluer si le choix de la technique pourrait avoir un effet sur la compréhension des illustrations par les enfants aveugles, Theurel et al. ont comparé la reconnaissance par 23 enfants aveugles de naissance d’illustrations tactiles fabriquées avec trois techniques différentes (voir figure 1) : le collage de textures, le thermoforme et le dessin de contour en relief (procédure de termogonflage avec Swell paper). Les résultats ont montré que les enfants identifient plus facilement l’objet dans les illustrations en texture que dans les illustrations en thermoforme et en dessin de contour en relief.
Figure 1. Exemple des trois techniques d’illustration pour représenter un lion, testées dans l’étude de Theurel et al. (2013).
Description de l’image : Cette image montre la même illustration d’un lion de profil représenté avec trois techniques différentes. De gauche à droite : La première illustration est réalisée avec la technique de la texture. La crinière et la queue du lion sont représentées par une texture en fourrure, différente de la texture plus lisse du corps. La deuxième illustration utilise la technique du thermoforme. Le résultat est un bas-relief de toute la zone de l’image. La troisième illustration montre un dessin en contours en relief d'un lion. Les lignes délimitent la silhouette du corps du lion, sa crinière, et sa queue.
Dans une étude précédente, Thompson et al. (2006) avaient déjà montré que la représentation de surfaces pleines des objets dans les images tactiles permettait une meilleure reconnaissance que la technique des dessins en contours en relief. En effet, ceci évite le processus déductif de remplissage des zones délimitées par les lignes du dessin . L’étude de Theurel et al. (2013) a en plus montré que ces surfaces pleines sont encore mieux reconnues si elles sont construites avec des matières et textures différentes. En effet, la texture permet aussi de bien différencier les parties de l’objet .
En revanche, il est important de noter que même avec la technique de la texture, le taux de reconnaissance de ces contenus par les enfants aveugles reste encore bas (moins de 40% pour la texture) (pour une revue voir : Valente & Gentaz, 2019). En effet, le type d’image proposé dans ces illustrations, peu importe la technique, est une représentation bidimensionnelle des objets. Sur ce point, plusieurs études ont montré que les adultes et les enfants aveugles rencontrent des difficultés à identifier des objets du quotidien comme une tasse ou des ciseaux lorsqu’ils sont représentés en 2D et dont les aspects formels sont mis en évidence par des lignes délimitant les surfaces de ces objets (Lederman et al., 1990 ; Theurel et al., 2013 ; Thompson et al., 2003). Dans les tests de reconnaissance où des dessins en contour d’objets familiers ont été présentés aux participants sans aucune information supplémentaire, on obtient moins de 20% de réponses correctes (Kennedy, 1993 ; Lederman et al., 1990).
Deux raisons, une première de nature perceptive et une deuxième de nature interprétative peuvent expliquer ces mauvaises performances. La raison perceptive concerne les particularités du système haptique. La perception haptique englobe la perception cutanée et la perception kinesthésique liée aux mouvements d’exploration (pour une revue, voir : Gentaz, 2018). Plusieurs études ont montré que le système haptique est très efficace dans l’appréhension des propriétés matérielles des objets (texture, température, dureté, etc.), mais il l’est moins concernant les propriétés spatiales des objets présentés dans les dessins (Gentaz, 2018 ; Lederman & Klatzky, 1987). Le toucher ne peut appréhender que ce qui est en contact direct avec la peau. Le processus d’appréhension est ainsi beaucoup plus séquentiel que la vision. La compréhension des informations spatiales de l’objet présenté dans un dessin exige un travail d’exploration tactile de chaque bout de l’image l’un après l’autre, comme une pièce de puzzle. Au cours de l’exploration, ces différentes pièces du puzzle doivent être rassemblées pour obtenir une image mentale globale de la forme de l’objet. Cela représente un effort cognitif considérable.
D'autres études sur l'identification des images tactiles (Vinter et al., 2012) et des graphiques tactiles (Zebehazy & Wilton, 2021) ont montré que ces problèmes de compréhension pouvaient être réduits grâce à l'apprentissage préalable de stratégies perceptives pour explorer les contenus tactiles. Vinter et al. (2012) ont montré que les difficultés d'identification résultent de la nature des explorations déployées par le sujet lorsqu'il interagit avec des images tactiles. Plus récemment, Zebehazy et Wilton (2021) ont montré que l'expérience préalable avec les graphiques tactiles et la connaissance du contenu peuvent améliorer les performances d'interprétation de ces contenus.
La deuxième raison est de nature interprétative. En effet, des études ont mis en avant que la capacité limitée des sujets à générer des images visuospatiales (Lebaz et al., 2012 ; Lederman et al., 1990; Thompson et al., 2003) peut affecter la compréhension des dessins en relief. De plus, ces contenus affichent des conventions de la culture du dessin, comme la représentation d’un animal de profil ou des schémas graphiques comme le soleil représenté par un cercle et des traits ou la maison avec un carré et un triangle, communs à tous les enfants voyants, mais qui ne sont pas forcément familiers aux enfants et adultes aveugles (Valente, 2015a ; Valente & Darras, 2013). Bien que les personnes aveugles puissent correctement identifier par le toucher la matérialité et la position des lignes en relief sur un dessin tactile, la relation iconique entre le signe figuratif exploré par le toucher (signifiant) et ce à quoi il renvoie -son objet de référence (signifié)- demeure très difficile à mettre en lien en raison d’un manque de familiarité avec les conventions dans le dessin (Valente, 2015a ; Valente & Darras, 2013).
Ces deux facteurs, perceptifs et interprétatifs, expliquent pourquoi le simple transfert d’une image visuelle vers un médium tactile ne suffit pas à rendre un contenu pleinement accessible.
Une question parallèle peut se poser concernant l’adaptation des illustrations pour les enfants ayant des restes visuels. En effet, le handicap visuel est marqué par une grande hétérogénéité de profils de déficience visuelle, résultant en des besoins d’adaptation très diversifiés. Une seule image fixe dans un livre tangible n’est pas capable de répondre aux besoins divers de ces enfants. En effet, les besoins peuvent être très différents selon l’acuité visuelle et le champ visuel de la personne ainsi que de ses capacités à utiliser sa vision fonctionnelle. Dans le domaine du numérique, des outils existent comme des loupes et des logiciels de grossissement pour adapter la lecture d’un texte, mais ces outils ne rendent pas compte des besoins diversifiés des enfants en ce qui concerne l’accès au texte et aux illustrations dans les livres jeunesse. Une des pistes de conception présentées par la suite est issue d’un travail de recherche appliquée à la conception d’un livre numérique en format ePub3, l’album « Émile veut une chauve-souris » par maison d’édition Les doigts qui rêvent.
Améliorer les illustrations pour les enfants déficients visuels : 5 pistes de conception et adaptation d’illustrations
Dans la seconde partie de cet article, nous explorons cinq pistes de recherche visant à améliorer la compréhension des illustrations pour les enfants malvoyants et aveugles. La problématique centrale est de surmonter les limites des illustrations tactiles classiques, souvent basées sur des référents visuels peu compréhensibles pour les enfants aveugles, et d’adapter les contenus aux besoins variés des enfants avec des résidus visuels.
Dans les études présentées dans les pistes 1, 2 et 3, nos hypothèses portent sur l’efficacité de méthodes alternatives à la vision, telles que le toucher et le son, pour faciliter la compréhension des illustrations par les enfants aveugles, tout en favorisant leur inclusion grâce à des expériences sensorielles partagées entre enfants voyants et aveugles. Ces hypothèses sont examinées à travers différents protocoles de recherche en psychologie expérimentale.
La piste 4 explore la voie de la personnalisation des illustrations pour les enfants malvoyants, en tenant compte des leurs besoins en matière de contraste, de taille, et de détails.
Enfin, dans les projets de recherche participative présentés dans la piste 5, nous émettons l'hypothèse que la co-création des livres avec les enfants déficients visuels et leur entourage pourrait permettre de concevoir des illustrations mieux adaptées à leur réalité perceptive dès la phase initiale.
Piste 1 : Explorations tactiles simulant des expériences réelles du corps et de la main
Dans une étude exploratoire, Bara et al. (2018) ont montré que le traitement des informations d'une histoire était amélioré par la manipulation d'objets miniatures, en particulier chez les enfants aveugles de naissance. En effet, l'utilisation d'éléments en 3D amène les enfants à utiliser des procédures exploratoires plus variées que les illustrations en relief classiques et donc à collecter plus d'informations sur les objets représentés.
Les éléments en 3D pourraient également être utilisés pour réactiver les composants sensorimoteurs impliqués dans l'interaction avec les objets. Dans une étude réalisée au sein de la maison d’édition Les doigts qui rêvent, Valente (2015b) a proposé un modèle théorique visant à comparer le design « illustration visuelle mise en relief » à un design « illustration haptique » du point de vue des possibilités de reconnaissance et d’interprétation de chaque type de contenu par les enfants aveugles. Alors que la reconnaissance tactile d’une « illustration visuelle mise en relief » par l’enfant dépend d’un apprentissage préalable des conventions visuelles (p. ex., un carré et un triangle sont les signes graphiques conventionnels d’une maison), le deuxième modèle s’appuie sur des expériences haptiques (l’enfant mime l'action d’ouvrir et fermer la porte d’une maison par un système de manipulation proposé dans le livre). L’avantage du deuxième design « illustrations haptiques » par rapport au premier est qu’il s’appuie sur des expériences perceptives réelles qui sont en plus communes aux enfants aveugles et aux enfants voyants. Le livre "La chasse à l’ours" édité par Les doigts qui rêvent est le fruit de cette réflexion avec l’équipe de la maison d’édition. Ce livre propose des manipulations qui simulent l’expérience sensorielle (tactile et sonore) du lecteur qui traverse divers environnements comme une rivière ou une prairie.
Dans le prolongement de cette approche, Valente et al. (Valente et al., 2021 ; Valente et al., 2019) ont proposé et testé une nouvelle technique d'illustration fondée sur les explorations tactiles qui simulent les interactions réelles du corps avec les objets. Ces illustrations sont des mini-scénarios en 3D que les enfants explorent avec leurs deux doigts (l’index et le majeur) simulant deux jambes qui réalisent des actions (comme monter les escaliers ou sauter sur un trampoline).
Dans une première étude, Valente et al. (2019) ont examiné si la gestuelle de simulation en tant que telle (utilisation de deux doigts pour représenter des jambes) est pertinente pour les personnes aveugles et les personnes voyantes. L’équipe scientifique a demandé à 20 adultes voyants aux yeux bandés, 10 adultes aveugles précoces et 7 adultes aveugles tardifs de produire des gestuelles avec leurs doigts pour 18 concepts d'action (par exemple, monter des escaliers ou glisser sur un toboggan). Les gestuelles produites par les trois groupes ont été enregistrées et analysées par des juges voyants dans le cadre d'une tâche de reconnaissance visuelle. Les résultats ont montré que les gestes produits par les trois groupes étaient très bien reconnus par les juges. En effet, de façon très intéressante, le même standard gestuel a été trouvé dans les simulations des adultes voyants et aveugles. La vue ne semble donc pas nécessaire pour produire des simulations gestuelles. Les différences constatées concernent exclusivement les composantes illustratives des gestes (c'est-à-dire la façon dont le geste est perçu par le partenaire de la communication), qui sont inconnues des aveugles de naissance (par exemple : les voyants simulent la montée des escaliers de profil alors que les personnes aveugles de naissance produisent la même gestuelle de montée avec les deux doigts, mais en face de leur corps pour reprendre la position réelle du corps lorsqu’il monte des escaliers). Malgré ces différences dans l'apparence du geste, les résultats ont montré que la procédure de simulation d'une action réelle par des gestes des doigts a une pertinence symbolique pour ces personnes, quelle que soit leur expérience visuelle.
Dans une étude ultérieure, Valente et al. (2021) ont testé l'identification de modules en miniatures en 3D explorant cette gestuelle (voir figure 2) par 8 enfants aveugles et 15 enfants voyants à qui l’on bandait les yeux. L’équipe a comparé le taux d’identification de ces modules par rapport à celui d’un même objet représenté en 2D avec des illustrations texturées. Les résultats ont montré que ces modules en 3D explorés avec les deux doigts avaient des scores de reconnaissance significativement plus élevés que les illustrations texturées, tant pour les enfants aveugles que pour les enfants voyants. Les résultats suggèrent que cette procédure d’exploration des illustrations par la réactivation des expériences réelles du corps, en particulier les jambes du lecteur, est plus pertinente pour les enfants que celle fondée uniquement sur la forme et l’apparence visible des objets.
Figure 2. Modules en miniatures en 3D testés dans l’étude de Valente et al. 2021. Projet Haptic-books porté par l’Université de Genève en partenariat avec Les Doigts Qui Rêvent.
Description de l’image : Cette image montre deux séquences d’exploration avec les deux doigts de deux modules en 3D. Dans la première séquence, les deux doigts glissent sur un petit toboggan en miniature et simulent le corps qui descend sur la pente. Dans la deuxième séquence, les deux doigts sautent sur un petit trampoline en miniature, simulant les jambes qui sautent.
À l’issue de ces résultats, un prototype « Balade des petits doigts » a été conçu en partenariat avec Les Doigts Qui Rêvent. Par la suite, cette modalité d’illustration a été appliquée dans de nouveaux projets de conception de livre multimodal associant également le son. Les résultats de ces études sont présentés dans la piste 3 : Association du toucher et du son par des dispositifs multimodaux.
Piste 2 : Mise en avant des textures pertinentes
Une autre piste explorée dans les recherches est de focaliser la reconnaissance des illustrations sur des propriétés matérielles plus adaptées au toucher comme la texture. Dans ce contexte, Mascle et al. (2022a) ont comparé le taux reconnaissance d’images en collage de textures représentant la forme figurative de l’objet par rapport à des images avec uniquement un rond de texture pour représenter l’objet. Les textures utilisées dans ces images étaient choisies pour s’approcher au maximum de la texture réelle de l’objet (par exemple, des poils pour le chat ou de la laine pour le mouton) et donc de permettre un lien direct entre l’image et l’expérience haptique vécue par l’enfant avec l’objet réel.
Dans la première phase de cette étude, toutes les images étaient présentées à l’enfant en lui indiquant ce qu’elles représentent. En effet, lorsque l’on retire la forme figurative de l’objet, la représentation peut devenir ambiguë. Par exemple, une boule de poil pourrait aussi bien représenter un chat qu’un chien, il est donc nécessaire de l’indiquer. Dans une seconde phase, chaque image était de nouveau présentée à l’enfant qui devait la reconnaitre sans aucune indication supplémentaire. Cette étude a été menée auprès de 18 enfants aveugles et 36 enfants voyant à qui l’on bandait les yeux.
Figure 3. Exemple d’illustration figurative et d’illustration par rond de textures d’un chat et d’un serpent, Mascle et al. 2022a.
Description de l’image : Deux illustrations représentent un chat et deux autres un serpent. Chaque illustration représente l’animal dans sa forme figurative en textures à gauche et en rond de textures à droite. Le chat dans sa forme figurative est représenté de profil avec une texture en fourrure et à sa droite on le représente uniquement avec un rond en fourrure. De la même manière, le corps entier du serpent entortillé est représenté avec un tissu similicuir de serpent. À droite, le serpent est représenté uniquement avec un rond de la même matière.
L’équipe scientifique a observé que les ronds de texture étaient reconnus plus rapidement et aussi bien que les images en collage en texture par les enfants aveugles. Le fait de ne pas présenter la forme figurative l’objet ne pose donc pas de problème aux enfants aveugles et leur permet de reconnaitre plus rapidement l’image, ce qui pourrait être lié à la réduction de l’effort cognitif nécessaire à l’exploration. En effet, avec des ronds de textures sans la forme figurative, il n’est plus nécessaire d’explorer chaque partie de l’image l’un après l’autre, comme des pièces de puzzle qui doivent être rassemblées mentalement pour obtenir une image mentale globale de la forme de l’objet. Comme pour notre la piste 1, ce type d’image, non figurative, permet également d’éviter l’utilisation de conventions de la culture du graphisme du dessin que les personnes aveugles ne connaissent pas forcément.
Dans une deuxième étude, Mascle et al. (2022b) ont étudié l’utilisation de ronds de texture dans un livre en contexte réel de lecture avec 7 enfants aveugles et malvoyants. Pour lever l’ambiguïté liée à ces images, une légende était proposée au début de l’histoire pour présenter les personnages et objets principaux. Le livre était lu par des enseignants spécialisés et les enfants, en binôme, exploraient les images et décrivaient ce qu’ils reconnaissaient. Les résultats ont montré un taux d’identification des images de plus de 90% par les enfants sans aucune aide de l’adulte. Les enfants étaient autonomes dans leur exploration des images et comprenaient des situations complexes d’inférences (information qui n’est pas donnée dans le texte, mais qui est présente dans l’image). Cette étude montre, en contexte réel, que ce type de représentation est tout à fait adapté pour de jeunes enfants malvoyants et aveugles.
Piste 3 : Association du toucher et du son par des dispositifs multimodaux.
Une autre piste prometteuse est l'ajout du son pour améliorer la compréhension des illustrations et enrichir l'expérience sensorielle de lecture. Il est clairement établi que la combinaison d'informations auditives et tactiles peut améliorer les performances dans toute une série de tâches. Par exemple, Ro et al. (2009) ont rapporté que le son améliore la perception tactile. Ils ont rapporté qu'un stimulus sonore simultané aidait à la détection d'un stimulus cutané. Cependant, le son doit se trouver du même côté du corps et les effets dépendent de la fréquence. Des fréquences auditives différentes n'ont pas eu l'effet bénéfique recherché. Ro et al. (2009) ont conclu qu'il pourrait y avoir des mécanismes de codage similaires dans les deux modalités sensorielles.
Pour explorer cette piste, une première étude (Valente et al., 2024a) a évalué la compréhension par 5 enfants aveugles et 6 enfants malvoyants, âgés de 5 à 12 ans, du livre multimodal « Petite main se promène » (Projet « Livres tactiles augmentés », porté par l’Université Paris 8 en partenariat Les Doigts Qui Rêvent) dans lequel les illustrations sont liées à la perception haptique et audio. En appliquant la piste 1 Explorations simulant des expériences réelles du corps et de la main, l’objectif de cette étude a été d'examiner si en ajoutant le son en plus de ces simulations, ce dispositif serait mieux adapté à tout profil de déficience visuelle par le fait qu'il fait maintenant appel à deux et plus seulement une des expériences perceptives pertinentes.
Le livre testé, « Petite main se promène », se compose de quatre pages. Appuyées sur la piste 1, chacune de ces illustrations contient une action à réaliser par l’enfant avec ses mains, qui rappelle les explorations des objets réels ou leurs interactions avec ceux-ci. À chaque page, les enfants écoutent des sons en réponse à leurs explorations. Certaines illustrations appliquent également le principe de simulation avec les deux doigts proposés par Valente et al. (2021). Par exemple, lorsque l’enfant entend la consigne audio « Toi aussi, monte les escaliers avec tes doigts », il gravit un petit escalier qui produit un bruit de pas au contact de ses doigts (voir figure 4). L’équipe scientifique a observé la correspondance entre le texte et l’exploration des illustrations, ainsi que les réalisations attendues des enfants à chaque page. Les principaux résultats n'ont montré aucune différence significative entre les deux groupes d'enfants sur le score de correspondance, l'exploration manuelle attendue, la description des sons perçus ou la manipulation effectuée. Le livre a été très bien compris et apprécié par les deux groupes. Ces résultats pourraient indiquer qu'une expérience visuelle résiduelle n'est pas nécessaire pour ce type de lecture multimodale. Ainsi, l'exploration d'autres expériences sensorielles pourrait être une manière plus inclusive de représenter des objets dans des livres tactiles adaptés à tous les enfants, quelle que soit leur expérience visuelle.
Figure 4. Prototype "Petite main de promène", 4 pages inspirées du livre original « Petite Main Petit Pouce » de Martine Perrin (Projet « Livres tactiles augmentés », Universités Paris 8, Lyon 2, Unige et Les Doigts Qui Rêvent). Voir : Valente et al. (2024a) pour les détails de ce projet et les partenaires.
Description de l’image : Cette image montre les deux doigts qui gravissent un petit escalier à la page 1 du prototype "Petite main se promène"
Une deuxième étude a été conduite pour tester un nouveau prototype « Kapi Capitaine » (Projet Tibontab porté par Les Doigts Qui Rêvent). 22 enfants déficients visuels (6 filles et 16 garçons) âgés de 3 à 13 ans ont participé aux séances de lecture du livre « Kapi Capitaine » (auteurs : Lucie Félix, Damien Félix, Solène Négrerie et Dannyelle Valente). Parmi ces enfants, 15 étaient aveugles et 7 malvoyants (malvoyance sévère ou profonde). Le livre « Kapi Capitaine » est composé de 6 pages, combinant des illustrations tactiles et des retours sonores. Un texte (en noir et en Braille) accompagne les illustrations pour chaque page.
Les données ont été analysées pour deux groupes d’âge (groupe 1 : enfants de moins de 10 ans, groupe 2 : enfants de plus de 10 ans). Les résultats suggèrent une bonne compréhension globale des gestes attendus à travers le livre. Cependant une différence significative du groupe d’âge a été trouvée. Le groupe 2 des enfants plus âgés a effectué plus d’action correctement (80,36%) que le groupe des enfants plus petits (60,71%). Un effet du groupe d’âge a également été trouvé lors de l’identification des sons déclenchés dans le livre. Les enfants plus âgés ont mieux identifié les sons (82,00%) que les enfants plus jeunes (61,58%). En effet, pour les plus petits, on observe une plus grande difficulté à comprendre le jeu de faire semblant « mes doigts sont les jambes des personnages ». Un travail sur la consigne de départ et sur le texte pourrait favoriser la compréhension et réalisation des gestes permettant ainsi à l’enfant de comprendre pleinement l’expérience de lecture proposée.
Piste 4 : Personnalisation des illustrations au type de déficience visuelle
La quatrième piste cible principalement des enfants malvoyants. En effet, il existe une grande hétérogénéité de profils de déficience visuelle et des capacités diverses de chaque enfant à exploiter sa vision résiduelle. Il est ainsi difficile d’envisager une solution unique d’adaptation d’un livre jeunesse basée sur des paramètres fixes (un seul dégrée de contraste, de luminosité, de taille ou de simplification pour le texte et les illustrations, etc.).
Une recherche a été lancé en partenariat avec la maison d’édition Les Doigts Qui Rêvent en vue de proposer et valider une méthodologie d’adaptation d’un livre numérique jeunesse innovant dont les paramètres de lecture du texte et des illustrations sont personnalisables par l’enfant (Valente et al., soumis ; Cosnard, 2020). Dix enfants déficients visuels de 5 à 12 ans ont participé à une première étude exploratoire pour la conception d'un prototype. Une première phase de recherche associée à une phase de consultation d‘orthoptistes spécialistes en basse vision a fait émerger une proposition d’adaptation numérique des illustrations en proposant des degrés de simplification décroissant de l’image (Valente et al., soumis ; Cosnard, 2020). Ces degrés ont servi à l’élaboration d’un script d’adaptation numérique du livre jeunesse « Émile veut une chauve-souris » par la maison d’édition partenaire (voir figure 5). En plus de la possibilité de choisir le degré d’implication, pour chaque illustration, les enfants avaient la possibilité de zoomer les parties de l’illustration et d’en mettre certaines en évidence.
Figure 5. Exemple de paramétrage de la couleur de fond de l’illustration de l’adaptation en format Epub3 du livre « Émile veut une chauve-souris », Les Doigts Qui Rêvent. Illustrations originales : Éditions Gallimard, l’auteur Vincent Cuvellier, l’illustrateur Ronan Badel.
Description de l’image : La série d'images montre trois versions d'une même illustration, mais avec des variations de couleur et de contraste (fond beige, image en noir et blanc ou image en négatif) de la première illustration du livre. Dans cette illustration, l’enfant Émile, habillé avec un t-shirt jaune et un pantalon rouge, est debout sur une table basse. Il tient une chauve-souris sur sa main gauche, qui est protégée par une manique. La chauve-souris est posée sur cette manique. À gauche de l'enfant, sur la table, se trouve un vase rayé en orange et blanc.
Neuf autres enfants déficients visuels et vingt-trois enfants voyants contrôles de 5 à 12 ans ont participé au test de compréhension du prototype final. Les résultats de cette deuxième étape de recherche montrent que les choix de texte et d'illustration faits par les enfants sont très variés et que chaque choix dépend de la capacité unique de chaque enfant à exploiter sa vision résiduelle, ce qui confirme l’importance d’un dispositif personnalisable. Les résultats ont aussi montré que le paramétrage choisi n’affecte pas la compréhension de l’histoire par les enfants, et ce indépendamment de leur profil visuel (Valente et al., soumis). Les résultats obtenus ouvrent la voie à des innovations dans le domaine de l'adaptation des contenus éducatifs, renforçant ainsi l'importance de dispositifs personnalisables pour répondre aux besoins de chaque enfant déficient visuel.
Piste 5 : Participation des enfants et leurs entourages à la création des livres
Une dernière piste de recherche consiste à intégrer les lectrices et lecteurs avec une déficience visuelle et leur entourage dans le processus de conception des illustrations. Ceci est possible par la méthode de design participatif, une démarche de recherche-action visant à impliquer les usagers à toutes les étapes du processus de création et de recherche (Valente & Kastrup, soumis).
Dans le cadre des projets de recherche en lien avec le champ de l’édition, les enfants déficients visuels ont participé à la co-conception de deux livres multisensoriels, dont le livre multisensoriel plus récent « Petits explorateurs tactiles au Muséum » édité par Les Doigt Qui Rêvent (voir Valente et al., 2024b ; Valente, 2020 ; Valente et al., 2018 pour le volet de design participatif de ce projet et les partenaires) et un outil éducatif sur la bande dessinée (« Coffret tacti-paf sur la bande dessinée », Les Doigts Qui Rêvent). Récemment, cette même méthodologie a été appliquée pour la conception d’un programme d’ateliers multisensoriels autour des émotions en partenariat avec la maison d’édition Mes Mains en Or (Valente et al., 2022; Valente & Kastrup, soumis). Les quatre projets ont respecté le même déroulement : les enfants et, dans certains cas, leur entourage (professionnelles et professionnels, parents) ont pris part au projet dès sa phase de problématisation, c’est-à-dire, avant la phase d’idéation du livre ou de l’outil. Pour les quatre projets, le travail avec les enfants déficients visuels, en âge primaire, se déployait en 5 à 7 ateliers mensuels d’environ 1h30. Au total, 70 enfants ont participé directement à la création de ces outils.
Un premier résultat de ces projets participatifs s’observe en ce qui concerne la qualité de l’outil final conçu. Les perceptions et les expériences des enfants déficients visuels ont pu être intégrées pour créer des outils éducatifs adaptés. Par exemple, dans le projet « Petits explorateurs tactiles au Muséum » les interactions et expériences directes des enfants avec les objets de collection ont été intégrées dans le texte et les illustrations du livre final. Les réactions des enfants, comme leurs descriptions tactiles des objets (« tu es froid, tu es lisse »), ont enrichi la narration, rendant le contenu à la fois authentique et pertinent (Valente et al., 2024b). Dans le projet de développement d’un kit pédagogique sur les émotions (Valente et al, 2022 ; Valente & Kastrup, soumis), mais aussi dans le projet de coffret sur la bande dessinée, chaque activité et chaque support tactile et sonore a été conçu sur la base d’observations et du retour des enfants. Pas à pas, atelier par atelier, l’équipe de design et de recherche a conçu, adapté, amélioré les séances de médiation suivantes et ainsi de suite jusqu’à la fin de la série d’ateliers. L’idée finale prend forme au fur et à mesure de la rencontre avec les enfants. Cette temporalité est très importante pour que les enfants puissent assumer un rôle d’informateurs ou de partenaires (Druin, 2002) : le processus de construction de connaissance n’est pas établi en avance, il est dirigé par le retour et l’expertise des enfants.
Ces projets permettaient de concevoir, avec les enfants, des outils et livres qui seront édités par la suite pour tous les enfants. Une autre piste est de permettre à l’enfant d’adapter lui-même son propre livre avec un adulte (parent, professionnelle et professionnel). Pour ce faire, une équipe scientifique a co-crée une méthode d’adaptation de livre tactile avec des enfants déficients visuels, leurs parents et les spécialistes de la déficience visuelle (Mascle et al., 2024). Cette méthode repose sur l’utilisation de la technique des textures pertinentes présentée en Piste 2. Cette technique offre une facilité de réalisation, car il n’est pas nécessaire d’avoir des compétences techniques avancées pour découper des formes géométriques simples (comme des ronds, des carrés ou des triangles) dans des textures. De plus, il est possible de trouver des textures intéressantes dans des chutes de tissu ou d’autres matériaux du quotidien que l’on a déjà à la maison. Ces textures peuvent ensuite être collées directement sur le livre existant.
Pour impliquer l’enfant dans l’adaptation, l’adulte peut lui proposer des choix : différents types de textures (lisse, rugueux, poilu ou autre), de formes géométriques simples (ronds, carrés, rectangles ou autre) et l’ajout d’un signifiant s’il le souhaite (un rond de poils avec des moustaches pour le chat, un triangle avec des dents pour le loup, ou autre). Proposer différentes options à l’enfant lui permet plus facilement de faire un choix.
Pour évaluer et améliorer la méthode, l’équipe a mené des ateliers d’adaptation de livre parent-enfants avec des professionnelles et professionnels de la déficience visuelle. La première partie de l’atelier était dédiée à la sensibilisation des participants à l’image tactile. Ensuite, l’équipe accompagnait les familles dans l’adaptation de leur livre avec leur enfant. Au total, 12 familles ont participé à ces ateliers. Toutes sont reparties avec leur livre adapté, démontrant que la méthode était efficace.
Cette étude a également évalué l’apport de cette démarche participative pour les participants eux-mêmes : ici les enfants et les parents. Des questionnaires étaient distribués aux parents avant l’atelier, après l’atelier et un mois après les ateliers. Sept familles ont rempli tous les questionnaires. Avant l’atelier, toutes ne se sentaient “pas capables” ou “peu capables” d’adapter un livre. Après l’atelier, toutes ont indiqué se sentir “capables”, voire “tout à fait capables” d’adapter un livre, et recommanderaient cet atelier à d’autres familles. Un mois après l’atelier, tous les parents ont exprimé leur intention de refaire des livres à la maison avec leur enfant, et deux d’entre eux l’avaient déjà fait. De plus, tous les enfants réclamaient encore qu’on leur lise le livre plusieurs fois par semaine. Ces résultats montrent que les méthodes participatives permettent de créer des outils plus adaptés au public concerné, mais ont également un intérêt pour les participants eux-mêmes.
Discussion
Tout enfant, quel que soit son handicap, a droit à l’éducation sur la base de l’égalité avec les autres enfants (Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2006). La demande d’outils pédagogiques adaptés est croissante, et les livres jeunesse en font partie. En effet, l'accès à la lecture est crucial pour le développement de l’enfant et son inclusion sociale. De plus, les livres illustrés jouent un rôle fondamental dans le développement du langage, la compréhension des histoires et l'encouragement des échanges entre l’enfant et l’adulte (Bara, Gentaz, & Valente, 2018).
Dans la première partie de cet article, nous avons examiné les facteurs influençant la compréhension des illustrations tactiles par les enfants avec un handicap visuel. Il apparaît que les illustrations tactiles, telles qu'elles sont actuellement conçues, reposent souvent sur des référents visuels difficiles à appréhender pour les enfants aveugles sans expérience visuelle. Ces enfants sont confrontés à une surcharge cognitive due aux conventions graphiques, telles que les lignes de contour en relief ou les représentations en deux dimensions, qui ne correspondent pas à leur manière d’explorer et de comprendre le monde. De plus, les enfants malvoyants, qui présentent des besoins très divers en termes de contraste, de taille et de niveau de détail, ne bénéficient pas toujours d’illustrations adaptées à leurs capacités visuelles résiduelles.
La recherche sur les illustrations pour les enfants déficients visuels met en lumière cinq pistes de conception visant à rendre les livres jeunesse plus accessibles et inclusifs. La Piste 1 explore l’hypothèse selon laquelle les explorations tactiles simulant des actions réelles du corps et de la main faciliteraient la reconnaissance des illustrations (Valente et al., 2021 ; Valente et al., 2019). Les résultats des tests de reconnaissance sur différents profils d’enfants valident cette hypothèse, montrant que cette technique améliore la compréhension des contenus, notamment lorsque les enfants utilisent leurs doigts pour simuler des actions avec leurs jambes. Une consigne claire de l’adulte concernant l'intégration du jeu de rôle « mes doigts sont mes jambes » semble cependant un préalable important pour les plus jeunes enfants.
La Piste 2 examine l’hypothèse que l’usage de textures spécifiques pour représenter des objets faciliterait la reconnaissance tactile, car il élimine la nécessité d’une interprétation complexe des formes et des différentes parties de l’image (Mascle et al., 2022a ; Mascle et al., 2022b). Cette hypothèse est également validée : les enfants aveugles reconnaissent plus rapidement et efficacement les images texturées par rapport aux illustrations en relief conventionnelles, y compris dans des contextes réels de lecture.
La Piste 3 explore l’hypothèse selon laquelle l’association du toucher et du son enrichirait l’expérience sensorielle et améliorerait la compréhension des contenus narratifs (Valente et al., 2023). Les résultats montrent que cette approche améliore effectivement la compréhension des contenus, et ce, pour les enfants aveugles et malvoyants.
La Piste 4 teste l’hypothèse selon laquelle la personnalisation des illustrations et du texte, en fonction des capacités visuelles spécifiques de chaque enfant malvoyant, permet une meilleure expérience de lecture (Valente et al., soumis ; Cosnard, 2020). Les premières études exploratoires, qui incluent des dispositifs numériques offrant des options de zoom, de contraste et de simplification des images, montrent des résultats prometteurs.
Enfin, la Piste 5, qui traverse les autres pistes, souligne l’importance d’impliquer les enfants et leur entourage dans le processus de conception des illustrations (Mascle et al., 2024 ; Valente et al., 2024 ; Valente et al., 2022 ; Valente, 2020 ; Valente et al., 2018 ; Valente & Kastrup, soumis). Les résultats montrent que la méthode participative améliore non seulement la qualité des outils éducatifs, mais renforce également le sentiment de compétence des enfants et de leurs familles.
Ces cinq pistes ouvrent des perspectives multiples et intéressantes pour la conception future de livres et d’autres interfaces tactiles, multimodales et numériques. Tout d’abord, l’intégration des techniques haptiques et multimodales peut être approfondie pour développer des contenus interactifs et personnalisables. Une application intéressante serait la création d'un logiciel capable d’enrichir des livres existants avec des fonctionnalités multimodales, permettant aux parents et aux enseignants d'adapter les livres selon leurs besoins.
De plus, la personnalisation du texte et des illustrations rendues possibles par les technologies numériques représente un axe de recherche prometteur, capable de mieux répondre aux divers profils de déficience visuelle. Cette méthodologie est actuellement testée dans le cadre du projet européen Flex Picture, réunissant plusieurs spécialistes de la déficience visuelle. Elle pourrait être appliquée à d’autres champs, tels que les documents pédagogiques numériques.
Il est également crucial de mener de nouvelles études pour évaluer la compréhension des livres par les enfants présentant des handicaps associés, qui représentent une part importante de la population d’enfants déficients visuels (Galiano et al., sous presse ; Hatton et al., 2013). Par ailleurs, la méthodologie participative pourrait être élargie à d’autres types de handicaps et à différents contextes éducatifs, renforçant ainsi l'inclusivité et l’adaptation des outils pédagogiques. Enfin, il est primordial de poursuivre les recherches-actions et les recherches participatives, basées sur une collaboration étroite entre chercheurs, éditeurs, et professionnels de la déficience visuelle. Une telle collaboration permettrait de conjuguer les compétences académiques et extra-académiques (Hermesse & Vankeerberghen, 2020), favorisant ainsi un changement tangible dans les pratiques.
Remerciements
Nous remercions tout d’abord l’ensemble des enfants qui ont participé aux études et projets présentés dans cet article. Nous remercions également toutes les structures et personnes partenaires, ainsi que les étudiants de Master ayant contribué à la collecte et à l'analyse des données de chaque étude citée. Comme cet article réunit plusieurs études, nous n’avons pas la place de citer chacune des personnes, mais leurs noms sont précisés dans les remerciements de chaque publication mentionnée. Nous remercions également les financeurs de chacune de ces études, eux aussi mentionnés dans les publications.
Références
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