Roman Krakovsky
Université de Genève, Global Studies Institute
roman.krakovsky@unige.ch

Les populismes en Europe centrale et orientale - Introduction

Depuis les années 1990, le populisme est de retour sur le vieux continent et ailleurs dans le monde. Un de ses foyers se situe en Europe centrale et orientale : c’est ici qu’il atteint aujourd’hui ses formes les plus virulentes, remettant en cause les institutions démocratiques et les libertés individuelles. Depuis quelques années, cette évolution attire l’attention des politistes et plus largement des chercheurs en sciences sociales (Zalewski 2016 ; Potel 2019).

Le populisme est souvent considéré comme un concept fourre-tout, un terme valise dont la définition et donc l’usage sont problématiques. Certains le définissent comme une idéologie qui divise la société entre deux camps antagonistes, le « peuple » pur et les « élites » corrompues, et qui place l’intérêt du premier avant toute chose (Mudde & Kaltwasser 2018). Pour d’autres, le populisme est le syndrome d’une crise systémique et d’une volonté d’en sortir (Laclau 2008). Pour d’autres encore, il relève plutôt d’un style politique fondé sur une invocation systématique du « peuple » et empruntant divers éléments aux idéologies de droite comme à celles de gauche (Taguieff 2002, Kaltwasser et al. 2017). En Europe, il fait souvent référence aux mouvements anti-immigration et xénophobes, alors qu’en Amérique latine il renvoie plutôt au clientélisme et à la mauvaise gestion économique des pays.

Entre ces différentes approches, il n’existe pas de consensus. Néanmoins, elles permettent de dégager certaines caractéristiques communes des populismes. Les analystes s’accordent à dire que le populisme vise à renforcer la participation des masses dans la vie politique ; dans ce sens, il peut jouer un rôle positif dans le fonctionnement des systèmes démocratiques. Grâce à sa force émancipatrice, le populisme, aussi étrange que cela puisse paraître, fait partie de la démocratie. Il emprunte souvent à d’autres idéologies plus « fortes » comme le nationalisme, le socialisme ou le fascisme et parfois à plusieurs en même temps, comme nous le verrons dans ce dossier. Enfin, certains politistes soulignent le caractère transitoire du phénomène, essentiellement à cause de sa faiblesse idéologique.

L’objectif de ce dossier est d’apporter une modeste contribution à l’étude du populisme en Europe centrale et orientale, en réunissant plusieurs articles permettant de mieux comprendre pourquoi ces mouvements exercent aujourd’hui une telle influence dans cette partie de l’Europe. Pour cela, il faut placer l’étude du phénomène dans une perspective de longue durée, d’abord parce que le populisme n’est pas un phénomène nouveau dans cette partie de l’Europe. Dès la seconde moitié du XIXe siècle émergent dans cette région des mouvements et des partis politiques qui sont qualifiés de « populistes » ou se désignent eux-mêmes comme tels : le mouvement des narodniki naît dans l’Empire russe dans les années 1860-1870, préoccupé par le creusement du retard du pays par rapport à l’Ouest du continent et soucieux de libérer les paysans de leur assujettissement et de leur donner accès à la terre. En Roumanie, le poporanisme (du roumain popor, peuple) émerge à la fin du XIXe siècle et devient une des principales sources d’inspiration de la Garde de fer de Corneliu Zelea Codreanu, un mouvement d’extrême-droite populiste qui marque la politique roumaine pendant toute la période de l’entre-deux-guerres. En Hongrie, le mouvement népiés émerge avant la Grande Guerre et contribue très activement, jusqu’à la fin des années 1940, au débat sur l’identité nationale hongroise mise à mal par les pertes territoriales et de population à la suite du traité de Trianon de 1920, et par la présence de nombreuses minorités sur son territoire. Depuis la fin du XIXe siècle, les mouvements agraires dans tous les pays de la région cherchent à redéfi nir les communautés nationales à partir des valeurs liées au monde paysan et à moderniser les économies en encourageant le développement de l’agriculture familiale. En dépit de toutes leurs différences, ces mouvements partagent la volonté de sortir la paysannerie de la pauvreté et de lui obtenir les droits politiques (notamment le droit de vote), tout en évitant de suivre le modèle de modernisation et de démocratisation occidental. Parfois, ils souhaitent également s’associer avec le mouvement ouvrier émergeant et qui est lié davantage au milieu urbain. Dans tous les cas, ils considèrent le village comme l’unité de base d’une société juste et démocratique et le capitalisme ou le socialisme comme une menace pour l’existence de la communauté nationale. Dans ce sens, toute influence étrangère (occidentale) est considérée comme néfaste. Enfin, par certains aspects, les mouvements communistes centre-est européens peuvent eux aussi être qualifiés de populistes, dans la mesure où ils cherchent à élargir la participation à la vie politique aux groupes marginalisés, notamment la classe ouvrière, et recourent aux outils modernes de mobilisation des masses.

Cette perspective de longue durée permettra, nous l’espérons, de mieux comprendre les mécanismes de mobilisation, le rôle du populisme dans le système politique des pays centre-est européens et la place de ces mouvements dans les cultures politiques nationales dans la région. Car au cours du XXe siècle, les mouvements et les partis populistes ont souvent joué un rôle clé dans la vie politique de ces pays et notamment au sein des mouvements de révolte contre l’ordre ancien, contribuant à l’émancipation politique et sociale des groupes marginalisés. Par la même occasion, le populisme est devenu un réservoir du nationalisme et de l’anticapitalisme, alimentant la xénophobie et l’antisémitisme et rendant les groupes « exogènes à la nation » (Juifs, Allemands, Grecs) responsables des maux qui ont pu frapper ces communautés.

Wim van Meurs revient dans son article sur les mouvements agraires qui ont marqué la vie politique de cette région de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1940. Au-delà des caractéristiques communes – la volonté de reconstruire les communautés à partir d’un groupe spécifique, la paysannerie, et de moderniser ces pays par le développement de l’agriculture – il essaie de souligner leurs spécificités nationales. Il démontre toute la complexité de catégorisation de ces mouvements dans une période marquée par une forte instabilité politique. En évoquant le parcours de l’homme politique polonais conservateur Olgierd Górka, Estelle Bunout propose une réflexion sur les interactions des mouvements populistes avec d’autres forces politiques en Pologne durant l’entre-deux-guerres et à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Elle analyse leur contribution aux débats politiques du moment dans un contexte de montée des extrêmes dans les années 1930, puis d’occupation du pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à Máté Zombory, il aborde la période de l’immédiat après-guerre en Hongrie et permet de mieux comprendre le rôle du mouvement populiste népiés au moment où le pays bascule vers le communisme. Il se penche en particulier sur la contribution des représentants de ce mouvement populiste au débat sur le retour à la démocratie et la reconstruction de la communauté politique. Enfin, Traian Sandu se penche sur le communisme roumain et démontre comment Nicolae Ceauşescu mobilise, de manière parfaitement populiste, l’idéologie nationale pour mieux asseoir son pouvoir personnel.

Ces différentes contributions permettent de suivre, de manière transversale, plusieurs thématiques. La première concerne la relation entre le « peuple » et les « élites ». L’instrumentalisation de cette dichotomie contribue à rendre la notion du « peuple » attractive aux différents groupes sociaux et à articuler ainsi les demandes hétérogènes qui traversent la société dans un programme politique cohérent. Cette manière de procéder renforce le sentiment d’appartenance commune et facilite la mobilisation des masses. Les différentes contributions de ce dossier permettent de mieux comprendre comment les mouvements populistes centre-est européens recourent aux idéologies et aux doctrines politiques qui opéraient dans cette partie de l’Europe et qui définissaient le peuple selon des principes différents : l’appartenance à une ethnie (États-nations), à une race (régimes fascistes) ou à une classe (régimes communistes). Dans tous les cas, la constitution du « peuple » reste problématique, les communautés dans cette partie du vieux continent étant traditionnellement formées par des groupes ethniques, religieux et culturels très diversifiés et mêlés les uns aux autres. Aussi, les différents principes définissant le peuple sont-ils souvent mobilisés de manière croisée, ce qui entraîne d’autres complications d’ordre idéologique et nécessite des aménagement parfois complexes, comme le démontre le cas du communisme roumain et de ses liens avec le nationalisme, étudié par Traian Sandu.

Les mouvements et les partis populistes qualifient souvent les gouvernements représentatifs comme une forme aristocratique du pouvoir où le peuple est pris en considération seulement au moment de l’élection, afin de désigner ses représentants qui, par la suite, défendent leurs intérêts personnels et ne tiennent pas suffisamment compte de ceux du peuple. À la place, les populismes proposent des formes de démocratie directe. Cette critique de la démocratie parlementaire est portée en Europe centrale et orientale essentiellement par les mouvements agraires et les partis communistes, comme le soulignent dans leurs articles Wim van Meurs et Traian Sandu. Cette critique de la démocratie et ces propositions alternatives constituent une des principales raisons de l’attractivité des mouvements populistes dans la région, sans doute parce que le processus de domestication de la démocratie y est entravé par la subsistance des structures sociales d’Ancien Régime et que les groupes nobiliaires et l’Église continuent à jouer un rôle important dans la vie politique et économique de ces pays.

Le dernier aspect qui traverse l’ensemble des articles de ce dossier concerne les outils de mobilisation des masses : leur étude permet de mieux comprendre le succès du populisme dans la région. Plusieurs de ces mouvements sont portés par un leader charismatique. Or le charisme personnel n’est pas seulement un moyen d’emporter le soutien des masses à l’occasion de manifestations, de démonstrations et de marches. C’est aussi un moyen de renforcer la cohésion de la communauté nationale, surtout au moment des crises politiques et dans la phase de la conquête du pouvoir. L’étude d’Estelle Bunout portant sur l’intellectuel conservateur polonais Olgierd Górka permet de réaliser à quel point le recours au registre émotionnel et le charisme personnel sont nécessaires pour la réussite d’une carrière politique. Enfin, l’exemple du « communisme national » développé par Nicolae Ceauşescu dans la Roumanie des années 1960 permet de mieux comprendre la puissance de l’idéologie nationale que même un régime de type communiste, en principe opposé au nationalisme, n’hésite pas à mobiliser afin de mieux se consolider.

Renvois bibliographiques

Mudde Cas, Cristóbal Rovira Kaltwasser, Brève introduction au populisme, Paris : Éditions de l’Aube, 2018.
Taguieff Pierre-André, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies à l’âge démocratique, Paris : Flammarion, 2002.
Kaltwasser Cristóbal Rovira, Paul Taggart, Paulina Ochoa Espejo et Pierre Ostiguy (eds.), The Oxford Handbook of Populism, Oxford : Oxford University Press, 2017.
Laclau Ernesto, La raison populiste, Paris : Seuil, 2008.
Zalewski Frédéric (dir.), Dossier « Révolutions conservatrices en Europe centrale et orientale », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 4, 2016.
Potel Jean-Yves (dir.), « Un nouvel autoritarisme en Pologne », Esprit , n° 452, mars 2019.